Sloy – Plug

« Grand Dieu, est-ce un animal lubrique ? Un sauvage concupiscent, un cannibale ? Mais n’y a-t-il donc plus de limites ? » pouvait-on entendre à la sortie d’ « I Put a Spell on You » en 1956. Les radios diffusent alors essentiellement de la chansonnette légère, vouée à divertir. Mais Jay Hawkins, qu’on préfixe maintenant « Screamin’ », bien que « Fucked up on booze while recordin’ » eut été plus approprié (mais trop long), vient de changer la donne. Scandale. Son tube était fertile. C’est précisément ce qu’on craignait.

Glissade dans le temps jusqu’en 1995. La légèreté n’est pas exactement au menu proposé par la noise d’alors et par ses cousins. La colère sociale domine les disques. La norme est au mal-être, qui transpire de cette génération de musicien.ne.s tout juste traumatisée par l’autodestruction encore fumante de son guide malgré-lui, là-bas, dans la serre au-dessus d’un garage, à Seattle. On se fend pas la gueule. Le catcheur d’Aronofsky résumera la situation en grommelant qu’en musique, on n’a plus le droit de se marrer depuis that pussy Cobain (sic).

C’est alors que Sloy sort son premier album. « Sloy », mot dépourvu de sens, mais qui se retient facilement, sonne comme un titre d’album de Jesus Lizard. L’album s’appelle « Plug », monosyllabe encore lizardien, il n’y a pas de hasard. Steve Albini de Shellac en est le producteur, pas de hasard non plus.

Armand, le chanteur, prévient d’emblée : « Animals in my head ». Et son bestiaire d’être libéré. L’homme-diable de Tasmanie ne tient pas en place. Sa cage résiste grâce à un basse-batterie minimaliste et robuste, dont on retiendra l’infinité de manières de s’approprier quatre temps avec une simple caisse claire, une grosse caisse et des cymbales à hauteur de plafond. Vient « Pop », le tube d’une carrière. Les doigts dans la prise, l’homme-gallinacé prend ses cordes vocales pour une platine et scratche un refrain dont toutes les salles de concert et les festivals se souviennent. Cette incantation d’apparence totalement démente est en fait le sortilège le plus puissant qui soit pour imposer à tout public, fût-il de plusieurs milliers de spectateurs, un mouvement sol-ciel-sol-ciel irrépressible. Les coups de tasers se succèdent et le vent de la liberté se met à souffler. « You Cry », à mon sens le meilleur titre du trio, s’achève. Les punks ont fait la connaissance de leur Screamin’ Jay Hawkins. La donne a changé. On se rappelle à nouveau l’essentiel : à quelque époque que ce soit, la noise, le punk et même le rock ne sont jamais aussi jouissifs que lorsqu’ils insufflent le lâcher prise.