La noise française des années 1990, une tentative de définition

Du bruit sous la poussière

Pause clope devant un club de concerts. Des vieux de la vieille, pas loin d’un siècle à eux deux, échangent, fort, comme d’hab. Tout aussi prévisible, arrive ce moment d’évoquer, la gorge serrée de nostalgie, les « belles heures » de l’underground et ses groupes presque inconnus de tous, comme un folklore aujourd’hui disparu.

« Portobello Bones, Bästard, Virago, Sleeppers … Ça, c’était des groupes monstrueux !

– Carrément ! Les claques qu’on se mangeait à chaque concert de Hint, Condense, Heliogabale, Prohibition, Basement, …

– Graaaave, et à ceux de Kill The Thrill, Drive Blind, Tantrum, Belly Button … »

Ailleurs aussi dans l’Hexagone, trois mots suffisent : « noise », « française », « nineties », trois mots au carrefour desquels crépite une mythologie si vive que sa simple évocation crée une fission immédiate : à ma droite, ceux qui savent, à ma gauche, ceux qui ne savent pas.

Mais quelle est la réalité derrière cette légendaire noise française des années 1990, écourtée NF90 par les parcimonieux ?

Archéologie

Avant même de tenter de cerner la nature de la NF90, deux traits, déjà, ébauchent un premier portrait : cette page du Grand Livre du Rock est manifestement à la fois marquante et modeste.

Marquante, la NF90 alimente d’intenses conversations encore une poignée de décennies après sa disparition, fait briller des regards, fait communauté autour du partage de souvenirs forts, où l’on parle de présence scénique légendaire, d’albums sans déchet, d’éthique exemplaire …

Modeste, indéniablement. La Toile est d’ailleurs quasi sèche sur le sujet. Au mieux trouvera-t-on quelques lignes bafouillées parmi les milliards d’ordinateurs connectés brassant pourtant des plus fondamentales aux plus ineptes connaissances de l’Humain. Le timing est malchanceux : le monde vu depuis Internet n’a véritablement débuté qu’autour du onzième jour de septembre 2001. Les phénomènes émergeant sous les radars après la chute du mur de Berlin et à l’aube du Web n’y ont que très peu d’honneurs.

La NF90 est à ce jour un patrimoine confidentiel, éparpillé, majoritairement oral. Dans notre mission de lui offrir la postérité écrite, il va bien falloir nous entendre sur une définition académique de notre sujet.

De la noise à la NF90

« Et ce morceau de Sloy, c’est juste le meilleur morceau de noise jamais écrit !

– Ouais … sauf que Sloy, c’est pas de la noise. [1]

– Ben c’est quoi alors, pour toi ? 

– Eh bien je dirais tout simplement que c’est un rock indé avec un son assez abrasif tout en gardant à la fois une certaine finesse et une épure dans la composition mâtinées de multiples influ … ouais, bon OK, on va dire que c’est de la noise ! »

Épineuse question, qu’est-ce donc que la noise, expression fourre-tout par excellence ? Notre proposition de définition, puisqu’il faut bien convenir d’un cadre, fût-il à bords insaisissables :

Noise. [nɔiz][2] Courant musical issu du punk hardcore, s’en émancipant par son attirance pour l’expérimentation sonique et pour les aventuriers d’autres horizons tels le post-punk, le kraut-rock, la no-wave ou le metal, notamment. Le terme « noise » traduit à l’origine toute musique bruitiste, ou « bruitisme », dont les racines conceptuelles remontent au début du XXe siècle, avec l’abandon des instruments traditionnels par Luigi Russolo, posant entre ses intonarumori les fondations du Futurisme, celui-ci ayant engendré depuis de nombreuses déclinaisons (du free-jazz d’Ornette Coleman à l’ultra-saturé Merzbow, en passant par la musique expérimentale de John Cage ). Il serait alors plus exact de parler ici plutôt de « noise-rock » qui est notre véritable sujet. On conservera toutefois l’abréviation, en mimétisme avec la littérature spécialisée, celle-ci adoptant également les termes « noisecore », « noïse » ou plus rarement « noïze » chez les fanzineux ayant quitté l’école avant la cinquième. La (ou le) noise [3] s’approprie le bruit, les sons nuisibles, inharmonieux, polluants, les apprivoise et les rend féconds. Des groupes comme Sonic Youth se sont élevés au rang de virtuose de l’exercice. Les codes du rock rugissants et agités sont l’ancrage depuis lequel de nombreux groupes de noise recherchent la terra musica incognita, au-delà de ces codes mêmes. Cette approche volontiers exploratoire cristallise une scène nécessairement protéiforme. Au cœur de l’archétype noise-rock, la basse, distordue et incisive, se déploie aux avants-postes, parfois soutenue par la froideur d’une boîte-à-rythme. Un son épais, lourd, aride, abrasif et des rythmiques volontiers syncopées, tranchantes, asymétriques complètent la panoplie typique. Parmi ses éminentes figures de proue, The Jesus Lizard, Shellac, Unsane, Cop Shoot Cop, The Melvins, Fugazi ou encore Helmet ont engendré quelques unes des pépites discographiques les plus significatives du genre. Historiquement toutefois, l’acte de naissance du mouvement est signé à la fin des années 1970, début des années 1980, aux USA, mais aussi au Japon ou en Australie par des groupes comme The Birthday Party, Big Black, Butthole Surfers, Scratch Acid, Boredoms, The Cows, et par les labels américains Amphetamine Reptile Rds ou Touch and Go. [4]

Ce n’est qu’au soir des 80s que la noise commence à résonner dans les garages de France. [5]

La noise française des années 1990 est faite de la même chair que son cousin le noise-rock US. Fonctionnant en réseau structuré (clubs, labels, fanzines), résolument issu de la philosophie DIY (entraide pour les tournées, la production de disques, le relais d’informations) mise en place par les grands frères de la scène alterno/punk des années 80, cette scène acquiert rapidement ses propres spécificités. Esthétiquement, si chaque groupe porte une forte individualité, l’oreille avisée discernera en toile de fond certaines couleurs communes, particulièrement à partir de la seconde moité des 90s. A l’écoute d’un Basement ou d’un Keneda, on se sait en présence d’un groupe des années 1990, pas avant, pas après. Et d’un groupe français. Belge, espagnol ou allemand, il sonnerait assurément autrement …

Ainsi résumé par une Lapalissade : Appartient à l’univers NF90 tout groupe français, ayant existé entre 1990 et 2000 et gigotant, au cours de cette décennie au moins, au bout de l’une des innombrables ramifications du noise-rock : grunge, avant-garde-noise, noise-hardcore, sludge, math-rock, noise-post-rock, garage-noise, indus-noise, émo-noise, freejazz-noise, noise ambiant …

Toute définition contient ses raccourcis et ses propres contradictions. Inévitablement, parmi la quasi centaine de groupes qui composent la scène NF90, la présence de certains noms fait débat. Et puis tenter de mettre des sonorités en phrases, c’est prendre le risque de dévitaliser son sujet, comme y parviendrait une analyse sémantico-rythmique du Curé de Camaret. Pour trancher de ce qu’est vraiment la noise française des années 1990, il reste à s’appuyer sur l’outil probablement le plus pertinent et pourtant le moins exploitable en la matière : la sensibilité de chacun, la vôtre et la nôtre.

[1] Eric Sourice nous racontait que dans les années 1980, tout ça c’est du « rock à guitare ». Et puis un éclatement total des styles musicaux survient dans les années 1990 (interview)

[2] Le mot « noise » a pour origine « nausea », le mal de mer, en grec (cf. Torben Sangild, The Aesthetics of Noise). Ce terme a d’ailleurs donné « Noyse » en vieux français, qui signifiait non seulement « mal de mer », mais aussi « tumulte », « tapage », comme on l’entend encore aujourd’hui dans l’expression vestigiale « chercher des noises » (cf. Pierre Albert Castanet, Quand le sonore cherche noise. Pour une philosophie du bruit)

[3] Sarah Benhaim utilise l’article féminin tout le long de sa thèse «Aux marges du bruits. Une étude de la musique noise et du Do It Yourself», pour évoquer la noise au sens le plus large. Elle masculinise cependant spécifiquement la branche rock de la noise : « (« le » noise, soit le noise rock) » (p. 42)

[4] Voir l’article « Sous influence » pour une plongée dans ce bréviaire.

[5] Avec les premiers albums de Garbage Collector, Davy Jones Locker ou Deity Guns.