Parler des influences d’un groupe n’est pas chose aisée, un cerveau est ainsi fait qu’il peut être influencé de mille façons alors trois ou quatre cerveaux, de musiciens de surcroît … On peut bien évidemment consciemment décider de monter un groupe d’emo-prog-metal (et dans ce cas précis c’est une erreur). A contrario, on peut se réclamer de Jeff Buckley, Radiohead et des dystopies de Philip K. Dick pour les paroles mais dans les faits ressembler à un Queen poussif qui se serait mis à l’emo-prog-metal, écrire comme les frères Bogdanov et s’appeler Muse. On peut également écouter « Eighties » de Killing Joke et pondre quelques jours plus tard « Come As You Are ». Il y a donc quelques évidences et beaucoup d’indicible.
Démêler tout ça est un peu illusoire mais l’être humain est un animal curieux qui adore trouver des explications à tout et n’importe quoi, s’y adonner et se fourvoyer n’est pas très grave en soi. En revanche, ce qui serait vraiment dommageable c’est de passer à côté d’un groupe parce que l’algorithme de Spotify ne le suggère pas alors qu’un représentant de la NF90 ne jurait que par lui. Ça, ce n’est pas acceptable. Ci-dessous, donc, une synthèse non exhaustive de la musique qu’écoutaient les groupes de la NF90 – collectées dans la grande majorité dans des interviews dont une sélection est indiquée en fin d’article – car rien ne vaut la découverte d’une pépite perdue au milieu d’un long article pour satisfaire son ego de chien truffier.
NB : Dans ce qui suit, les groupes NF90 sont en italiques, ce qu’ils écoutent en gras.
L’axe Chicago-New York
Abordons d’emblée l’évidence, la mouvance symbolisée par l’axe Chicago-New York avec les Steve Albini bands (Big Black, version sous amphet des Swans époque « Filth », Rapeman avec la section rythmique de Jesus Lizard et Shellac qui marquera l’arithmétique rock fin du siècle), Jesus Lizard, Unsane et, dans une moindre mesure parce que plus civilisé, Cop Shoot Cop. Ces groupes ont transformé le punk scandé par l’utilisation de frappes de précision et un sérieux penchant pour le blues, le jazz et la musique expérimentale qui va au-delà de l’utilisation classique des instruments. Née dans les années 80, la tendance connaîtra son acmé dans les années 90 avec une cohorte de groupes issus d’Amphetamine Reptile et Touch and Go pour les labels les plus emblématiques : Guzzard, The Cows, Hammerhead, etc. Difficile de ne pas entendre dans certaines montées de l’album « Nu » de Portobello Bones le « Punishment Room » de Distorted Pony, un baby Big Black sans boite à rythme. L’empreinte lourde et abrasive d’Unsane chez Sleeppers et Hint (plus Tantrum, Basement et tant d’autres) est évidente tout comme celle de Nomeansno et Victims Family chez Belly Button dans ses accents hérités du jazz et du rock prog. Quant à Virago, le groupe a souvent été associé à Jesus Lizard dont les touches jazz au milieu de l’incandescence punk n’ont pourtant plus été détectées depuis leur disparition, si ce n’est passées à la flamme blues urbain chez Toxic Bee Buzz. On discerne également du Cop Shoot Cop dans les morceaux les plus cinématographiques du combo grenoblois (également repris par Sleeppers sur « Interaction »). Déclinaison du punk au premier abord typiquement américaine, elle infuse aussi dans le reste du monde. En Angleterre avec Silverfish cité par les Deity Guns, rare groupe anglais situé de ce coté-ci du bruit en pleine irruption shoegaze. En Allemagne aussi où le bruit s’organise autour de Caspar Brötzmann Massaker particulièrement apprécié par Hems.
Mais la preuve la plus flagrante de l’impact du son ricain sur les groupes tricolores réside peut-être tout simplement dans la prod. Il arrive à Steve Albini et son statut de producteur star acquis dans les 90’s (Nirvana, Pixies, P J Harvey) d’apposer sa patte chez des petits frenchies (Sloy, Heliogabale, …). Mais il y a surtout Iain Burgess, expatrié dans la campagne angevine qui est tout sauf étranger au Chicago sound (c’est le moins qu’on puisse dire) et Peter Daimel. Dans leur studio Black Box, ils ont enregistré des générations de formations frenchies et plus particulièrement celle qui nous intéresse ici : Diabologum, Heliogabale, Thugs, Purr, Prohibition, Sloy, Tantrum, Toxic Bee Buzz, Virago, …
Dépasser l’intransigeance
Le second truisme concerne la vague de groupes ayant dépassé par leurs velléités exploratrices l’intransigeance du hardcore, la réponse américaine au cirque punk anglais. Cette désignation pourrait également s’appliquer à l’émanation du punk décrite plus haut. Pour dresser une frontière volontairement floue, disons que les aspirations mélodiques sont ici plus prégnantes et qu’on utilise plus facilement le groove à disqueuse que les locomotives rythmiques chères à Unsane ou Jesus Lizard. Pour décrire cette constellation de groupes autant passer par son totem, Fugazi (que transpire par tous les pores Happy Anger ou Pregnant), et sa base, Washington DC. Monté par Ian McKaye, pionnier du hardcore avec l’iconique Minor Threat, le groupe n’a cessé d’emprunter de nouveaux itinéraires, rappelant ceux des groupes post-punk, pour accéder à une identité singulière, tout en restant d’une certaine manière fidèle à son esthétique première. Autour de Fugazi se greffe une myriade de groupes issus du terroir de la capitale fédérale formant l’ossature du label Dischord : Shudder to Think, formation dont les mélodies jouent les funambules sur des guitares instables citée par Prohibition (en compagnie des plus rêches mais tout aussi passionnants Hoover), Rites of Spring – sans qui Fugazi ne serait pas Fugazi – et Lungfish revendiqués respectivement par Sixpack et Portobello Bones. Les différents états de la fédération ne sont pas en reste. Le punk est embarqué dans des montagnes russes avec Drive like Jehu (Prohibition). Unwound ressemble à un Sonic Youth énervé et poussé dans ses derniers retranchements. Tout comme Blonde Redhead (Prohibition, Purr) à ses début, qui aura tour à tour Guy Picciotto à la production, Gainsbourg comme centre d’attraction et enfin l’électro comme point de fixation. Girls Against Boys sonne comme personne grâce à ses deux basses et son chant à la fois acerbe et suave. Enfin Quicksand (Keneda), décoction de métal âpre façon Helmet ayant trempée dans du Fugazi, est le plus enclin à séduire les porteurs de panoplies baggys/t-shirts Deftones. Toutes ces formations qui partagent ce don pour tordre l’électricité par la force de l’esprit sont loin d’être des inconnus au sein de la scène française.
Labo punk
Fatalement, les transmutations les plus expérimentales du punk ont eu une influence sur le boucan français. Sonic Youth est tatoué sur les Deity Guns (dont l’album a été produit par Lee Ranaldo, guitariste de SY) et Sister Iodine tout comme Heliogabale et Ulan Bator. Leurs contemporains Butthole Surfers, dans un registre disons moins urbain (dans le sens « vas-y tire sur mon doigt ») sont passés dans les oreilles de Diabologum et des Deity Guns. Les Swans, autres héritier de la no wave, ont fortement marqué Sleeppers, Kill The Thrill et Ulan Bator, allant jusqu’à embaucher pour ces deux derniers Michael Gira, la tête pensante du groupe, pour produire certains de leurs albums. L’Égérie no wave Lydia Lunch est régulièrement évoquée lorsqu’on décrit la chanteuse d’Heliogabale. Fred Frith qui a pesé, bien qu’anglais, de tout son poids sur la scène avant-gardiste américaine du début des années 80 (cf « Killing Time » de son groupe Massacre pour avoir faire le lien avec le rock bruité), est côtoyé par deux Happy Anger lors de sa résidence à Villeurbanne en 1996, donnant lieu à la performance « Impur » .
C’est d’ailleurs ici que l’on quitte pour un petit moment les US pour tout d’abord l’Allemagne avec Einstürzende Neubauten, groupe préférant le bruit des perceuses à ceux des guitares (Deity Guns / Bästard), l’Australie ensuite avec Fœtus et la Suisse avec les Young Gods qui tapent sur des synthés et ça leur va bien et à Kill The Thrill aussi. Il reste l’Angleterre avec Throbbing Gristle (Hems), Nurse With Wounds (Prohibition) et This Heat. Groupe confidentiel et pourtant séminal, This Heat est une anomalie punk du Rock In Opposition (Henri Cow, Art Bears avec Fred Frith), de l’école de Canterbury (Soft Machine and co) et du krautrock, les expressions du rock progressif à l’opposé des boursouflures et caricatures inhérentes au genre. La scène française n’y a pas échappé, Belly Button en parle et peut-être même y a-t-il un lien entre le « 200 miles From Hanoï » de Bästard et « The Fall Of Saïgon » de This Heat. Tout comme on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a un peu de cette chaleur dans la fraîcheur d’Ulan Bator.
Après le punk
Un dernier mot sur le deuxième album de This Heat, « Deceit », chef d’œuvre absolu né en pleine réplique du tremblement punk et transition parfaite pour parler post-punk. La période aux limites floues et non le cahier des charges qui exige d’être affublé de guitares à la Joy Division en imitant Mark E. Smith de The Fall au micro. Une des périodes les plus prolifiques du rock où orbitaient autour de 1980 quantité de groupes aspirant à une sophistication de l’expression artistique qui laisserait pourrir dans le vide-ordure les vieux gimmicks du rock de premier de la classe ou de gros bourrin fier de sa testostérone. L’effet sur les groupes français de la décennie suivante est inévitable ne serait-ce parce que les groupes fondamentaux des 90’s ont eux-mêmes largement pioché dans les trésors post-punk. Il suffit par exemple d’écouter quelques morceaux de Scratch Acid, la formation proto Jesus Lizard, pour se persuader qu’il y a du Birthday Party (le groupe de Nick Cave lorsqu’il n’était encore qu’un jeune tigre de Tasmanie) là-dedans. Et parmi les groupes français c’est Sloy qui revendique le plus fièrement l’héritage post-punk, bien camouflé derrière des guitares abrasives sur le premier album puis exhibé aux yeux de tous sur le troisième. Comment ne pas remercier la fantaisie de Devo pour le chant de d’Armand Gonzalez qui évoquera dans un interview son sérieux penchant pour les métissages des Talking Heads, le dub éclaté de Public Image Limited, les Stranglers ou bien encore Joy Division (goût pour la joie de vivre partagé par Hems). De même, dans la discothèque des membres de Deity Guns / Bästard trônent les albums de The Cure, The Birthday Party, du blues déviant du Gun Club, de l’élégiaque Bauhaus, du foutraque The Fall, de l’abrasif et taré Killing Joke, du protéiforme Pere Ubu. D’autres écoutent les américains de Savage Republic (Prohibition), l’important Wire et les français de Marquis de Sade (Ulan Bator) ou bien encore le dub d’African Head Charge (Happy Anger) né dans l’effervescence post-punk et bien loin des stéréotypes auxquels on l’associe habituellement.
On ajoutera s’il reste de la place dans le panier à commission les groupes anarcho-punk dont l’engagement s’accompagne d’expérimentations comme les Dead Kennedys (Belly Button, Happy Anger), Crass et son alter-ego batave The Ex – dont la créativité n’a rien à envier à Sonic Youth – cités par Portobello Bones et certainement pas étrangers à la teneur politique de leurs textes.
Le punk, quand même
Le punk et le rock alternatif hexagonal des 80’s a laissé quelques traces : la Souris Déglinguée et Oberkampf pour Condense, les Dogs pour les Thugs (âge oblige, chez eux cela s’entend plus nettement) ou bien encore Métal Urbain pour Kill The Thrill. A noter qu’à l’inverse Métal Urbain, rare groupe punk français à attirer l’attention hors des frontières, n’est pas étranger à la genèse de Big Black selon Steve Albini himself (qui cite également les side-project Charles de Goal, Doctor Mix and the Remix et Metal Boys). La classe.
En ce qui concerne le hardcore, le punk à fond les ballons qui cramait à peu au même moment aux US, la marque est plus profonde. Happy Anger écoute forcément Minor Threat. Condense et Portobello Bones s’empiffrent de la frange la plus méchante qui fricotera au long des années de plus en plus avec le métal : les novateurs Bad Brains et Black Flag, Plaid Retina, Steel Pole Bath Tub (un punk qui flirte rapidement avec la noise), The Accused (qui sent bon le moule-burne en skaï), Born Against ou GBH (qui est en fait anglais, personne n’est parfait). Le hardcore canal mélodique est surtout cher à Sixpack : les Descendents (que Belly Button écoute également en compagnie des Hard-Ons et de The Meanies), Dag Nasty, les plus tardifs Samiam et en premier lieu Hüsker Dü. Quintessence du genre, Hüsker Dü est tout simplement le groupe le plus hardcore et le plus mélodique du monde, il est tout naturellement adulé par les Thugs qui vouent d’ailleurs un autre culte à l’album « Mush » de Leatherface.
Impossible de terminer sans remonter aux patients 0 de tout ce bordel, les Ramones, le psychobilly des Cramps et The Meteors (Deity Guns), The Germs, le punk anglais du Clash et des Toy Dolls (Belly Button), The Saints, les protopunks Stooges et MC5 et même les groupes garage punk 60’s The Seeds ou The Electric Prunes qui tournent chez Condense.