NF90 et médias grand public

Lorsque l’on se remémore le cheminement par lequel la musique viscérale s’est agrippée à nos oreilles dans les années 90, les groupes français arrivent souvent en bout de chaîne, après l’évocation d’une litanie d’albums anglo-saxons sans lesquels notre acuité pour les sonorités atrabilaires ne se serait peut-être jamais développée. Pour découvrir la scène française de ces années-là sans effectuer de pallier de décompression, il fallait une bonne dose de chance et/ou de curiosité pour pêcher un groupe français dans les tuyaux classiques de communication tels que la presse, TV, radio de grande écoute ou bien encore les influenceurs stars du minitel. Le plus bel exemple de sérendipité, c’est Olivier qui le raconte dans sa bio : après s’être pris une bonne châtaigne dans l’usine Daewoo où il faisait les trois 8, son contre-maître coréen le surnomme « Fuse ». Quelques jours plus tard Olivier tombe à la FNAC sur le maxi du même nom de Sloy et c’est le coup de foudre.

Existait-il des manières moins brutales que le 220V, pour entendre parler des groupes français des 90s dans le courant principal ou alors était-il vraiment nécessaire de souffrir d’une intoxication alimentaire aux poireaux avariés pour découvrir « Be a Vegetable » de Drive Blind ou « Végétale » de Ulan Bator ? Se faire matraquer par un CRS pour entendre parler de l’album « Strike » des Thugs ? Se faire kidnapper par une triade hongkongaise pour décoder le « Nu » de Portobello Bones ou le « Wu-Wei » de Hint ? Ou bien encore faire des cauchemars récurrents pour avoir la chance d’entendre ailleurs qu’en rêve « Subconcious Nocturnal Activity », « Idreamtiwasmyowncage » ou « Nonsense… dreams » ? La réponse est ci-dessous.

Papier à musique

Bien rares étaient les disques chroniqués dans les journaux de l’époque et peu de groupes ont, ne serait-ce qu’une fois, fait la couverture d’un magazine. Il subsiste tout de même quelques souvenirs de chroniques de Hems et Prohibition dans Best ou de Drive Blind que l’on fait écouter à Lemmy de Motörhead lors d’un interview dans Rock’n Folk. Ulan Bator bénéficiait d’un singulier traitement de faveur dans les Inrocks où chacun de ses albums était chroniqué. Ce dernier comptait d’ailleurs en son sein quelques journalistes tout sauf allergiques aux distorsions exigeantes qui ont parfois écrit sur la scène française : Jean-Luc Manet (Les Thugs, Sloy, Virago), Jérôme Provencal (Prohibition), Richard Robert (Ulan Bator), etc.

Diabologum & Ulan Bator
Les Thugs
Sampler des Inrocks où est Charsloy ?

Il y avait enfin R.A.G.E, magazine spécialisé dans l’underground et les musiques composées à l’engin de chantier et Rock Sound dont la ligne éditoriale flirtait régulièrement avec des groupes à la limite de la daubasse formatée mais qui offrait dans ses samplers de belles surprises.

Thug’s addiction
Parkobello Bones
Prohibition, Dèche Dans Face et Portobello Bones dans les samplers Rocksound

On peut trouver également quelques ossements de NF90 sur le site du journal Libération, en vrac :

Globalement, la NF90 a laissé peu d’indices dans la presse. Le dernier exemple assez parlant concerne « Le dictionnaire du rock » de Mishka Assayas dont la première édition est parue en 2002. Cet ouvrage est consacré aux groupes de rock recensés par une vingtaine de critiques rock. Résultat de la détection de traces de NF90 dans cette somme de plus 3000 pages : mis à part les croyants mais pas tout à fait pratiquants Diabologum, Noir Désir et autres Thugs, pas grand chose.

Clips de « As Happy As Possible » et « Biking » des Thugs

Canal bruité

Peut-être certains ont-ils eu la chance d’entendre « Pop » de Sloy un soir sur une radio généraliste, seul quasi-tube à avoir modulé une fois ou deux les amplitudes de leurs ondes. Même Lenoir sur France Inter était radin niveau groupe français et seuls Welcome To Julian et Drive Blind période power pop ont eu droit à ses mythiques Black Sessions, lives diffusés le soir sur France Inter de 92 à 2007.

Rageant.

Clips de « Pop » et « Idolize » de Sloy

Quant à la télé, pour les propriétaires d’un râteau sur le toit, il y avait deux solutions. Soit veiller tard, se taper les 2be3 ou Mylène Farmer dans Boulevard des Clips sur M6 dans l’espoir de tomber sur un clip des Thugs, de Sloy ou plus tard Virago. Soit mater Canal + à 20h05 et le live du jour qui a vu défiler, ô joie, la fine fleur de la scène des 90s (voir ici l’article consacré à cette exception télévisuelle). Mis à part ces quelques minutes glanées, les groupes français resteront la plupart du temps invisibles. Quant aux privilégiés disposant du câble et de MTV et MCM, l’avis de recherche est lancé.

Clip de « Ouvre-moi » de Virago

Bon allez, on a quand même trouvé une interview des Thugs dans le magazine « Fanzine » sur M6 !

Festnoize

Dernier moyen de découvrir une pépite, les gros festivals qui ratissent large dont Sloy fut un habitué (Dour, Pukkelpop, les Eurockéennes de Belfort, les vieilles Charrues, etc) et les premières parties de grosses pointures telles que Nirvana (Les Thugs), Mudhoney (Drive Blind), Noir Désir (Prohibition), Breeders (Les Thugs), Sonic Youth (Deity Guns), P J Harvey (Sloy), et même No One Is Innocent (Portobello Bones) …

La pop-dance de Sloy au festival Pukkelpop (que l’on pouvait également danser à l’époque dans certaines boites rock entre le quilinzename auf des Rage et le Supersonic d’Orangina)

On ne va pas se voiler la face, sans les disquaires, sans les assos, les fanzines, les guides locaux ajoutés à une farouche envie de franchir les ergs culturels, rares étaient les opportunités de trouver un point d’eau où étancher sa soif noise.

En cela, l’essence même de l’exploration musicale n’a pas tant changé que ça en 30 ans, on la consomme grâce à des tuyaux, on la découvre grâce à des sourciers. C’est juste la taille des tuyaux qui a changé et la soi-disant intelligence des robinets.