Besoin de rien, envie de noise

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Pour les ados rebelles gavés à la Mega Drive et à l’Alternative Nation sur MTV, c’est un peu comme si le rock français des années 80 n’avait jamais existé. Au plus fort du stress post-Nirvana, le rock alternatif était vu, au mieux comme du cirque de rue pour punks à chien, au pire comme un panaché bière punk et tradition pas très ragoutant. De même, à peine avait-on entendu parler de groupes post-punk / new wave hexagonaux, qu’on rangeait de toute façon avec leurs synthés pourris dans le même rayon qu’Indochine et Jakie Quartz. C’est bien simple, le rock français des années 80 pour un Kurt en culotte courte (néanmoins trouée), c’était vraiment pas sérieux. Or on ne rigole pas avec la noise, ce n’est pas plaquer trois pauvres accords avec des doigts pas lavés de la veille et encore moins faire pouêt-pouêt sur un clavier Bontempi avec l’air hyper sérieux mais coiffé comme Desireless…

Bien évidemment, le rock des années 80 ne se résume pas à ces caricatures1. Cela étant, force est de constater que rares sont les groupes français des années 80 cités par les groupes 90’s. Est-ce parce que, contrairement aux pays anglo-saxons, il n’existait rien ici dans les esthétiques qui auraient pu les toucher, ou parce qu’un pan du rock français avait déjà sombré dans l’oubli au début années 90 ? Après enquête, la réponse penche clairement du côté de la seconde hypothèse et draine avec elle un sentiment qui oscille entre injustice et aberration. Tour d’horizon de la France noise en 1980.

Sommaire

  • Nés sous Pompidoucore et Giscardnoise (1970-1979) : Red Noise, Angel Face, Magma, Gutura, Etron Fou Leloublan, Arcane, Illitch, Ruth, Metal Urbain, Doctor mix and remix, Metal Boys, Marquis de Sade, Lizzy Mercier Descloux, COMA, Charles de Goal, Danse Macabre, Catalogue, Tupelo Soul, WC3
  • Bruit rose et Dark Ages (1980-1985) : MKB Fraction Provisoire, Lucrate Milk, Orchestre Rouge, Passion Fodder, Dick Tracy, Kas Product, Matrix 1947, Complot Bronswick, Etant donnés, Clair Obscur, Norma Loy, Ubik, Trop tard, Hellebore, Germain Hubert Ales, Le syndicat, Les Maîtres, Alesia Cosmos, Dazibao, Shub Niggurath, Réseau d’ombres, End of Data, Nox, Merzbow + l’orchestre synthétique, Asylum Party, Fatal Impact
  • Noise is coming (1986-1990) : Les Thugs, Geins’t Naït, Achwghâ Ney Wodei, Voodoo Muzak, 60 étages, GI Love, Witches Valley, Treponem Pal, Kni Crik, Garbage Collector, The Wasp Factory, Double Nelson

Nés sous Pompidoucore et Giscardnoise (1970-1979)

Avant d’évoquer les formations sévissant dans les années 80 nées dans les années 70, difficile de ne pas évoquer le rock free jazz abrasif de Red Noise (68-72) fondé par Patrick Vian (fils de Boris) ou encore Angel Face (1976-1977), les Stooges français (originaires de Noisy, coïncidence ?). Certains vont même jusqu’à évoquer des soubresauts noise rock chez Magma (1969), dont se référent quelque groupes français (comme Belly Button et même quelques anglais).

  • 1972 -1980 : Gutura est un obscur groupe de prog qui a viré punk barré sur son unique album de 1980. Preuve que la philosophie Zeuhl n’est pas si éloignée que ça de la noise. Vive le rock punkressif.
  • 1974-1984 : Arcane, suivi de Illitch puis Ruth (Paris) sont trois groupes auxquels a participé Thierry Müller. Tantôt électronique, expérimentale et noisy, on est souvent fasciné par l’avant-gardisme de cette musique. Franq De Quengo, batteur de Miss Marvel, a joué dans Illitch.
  • 1976-1982 : Metal Urbain (Paris) a été plusieurs fois cité par Steve Albini comme influence pour Big Black, rien à ajouter, fin du game. Voir également les projets suivants Doctor mix and remix et Metal Boys.
  • 1977-1985 : Marquis de Sade (Rennes), le groupe totem du post-punk français, voire le plus grand.
  • 1979 : Lizzy Mercier Descloux (Lyon/New York) a été la colloc de Patti Smith et a gravité autour de la no wave à New York à la fin des années 70. Justement, ce morceau évoque un petit groupe newyorkais qui a sorti deux-trois disques pas trop mal…
  • 1979-1986 : COMA (Paris), Charles de Goal et Danse Macabre sont les trois principaux groupes de post-punk tantôt synthétique, abrasif ou gothique auxquels a participé Patrick Blain.
  • 1979-1987 : C’est sûr que Catalogue (Paris), avec Jean-François Pauvros et Jac Berrocal, ne pouvait être que bien barré. D’ailleurs, Jean-François Pauvros a par la suite enregistré avec Arto Lyndsay du groupe no wave DNA.
  • 1979-1998 : Tupelo Soul (Rouen) s’est d’abord appelé les Flics. La carrière des Rouennais s’étend sur deux décennies allant du post-punk vers un rock parfois plus noisy.
  • 1979-1984 : Les WC3 (Saint Quentin) sont un peu les Stranglers (époque punk) Français. Ils s’appelaient au départ « A trois dans les WC », leur maison de disque leur a demandé de changer ! Le groupe a connu un destin funeste : virés par leur maison de disque, la claviériste met fin à ses jours lors de leur dernière tournée (le roman « Janine » de Olivier Hodasava retrace cette histoire).

Bruit rose et Dark Ages (1980-1985)

Giscard s’en va, fini les gueuletons chez les français moyens, fini l’accordéon chez Danielle Gilbert, en un mot fini la modernité. Avec les ministres communistes au gouvernement, les chars soviétiques sont aux portes de la France tandis que la 2CV de Fabius le dépose à celles de son ministère.

  • 1980-1996 : Le groupe autoproclamé « noise’n roll » MKB Fraction Provisoire (Toulouse / Paris) est né de l’initiative de F.J. Ossang, un touche à tout (musique, cinéma) disparu en 2023. A l’écoute de certains morceaux on se dit qu’on était déjà dans le futur. Le groupe a sorti un split avec Lucrate Milk (Paris), une espèce de Captain Beefuck qui a ouvert la voix au rock alternatif des Béruriers Noirs. Tracks en parlait en 2006.
  • 1980-1983 : Orchestre Rouge (Paris), emmené par l’américain Theo Hakola, a signé deux albums de post-punk qui n’ont absolument rien à envier à ses collègues anglo-saxons, en particulier au niveau de l’accent. Theo Hakola fondera par la suite Passion Fodder qui s’ouvre à d’autres champs musicaux.
  • 1980-1985 : Ce morceau de Dick Tracy (Nancy) les place tout en haut de l’échelle du post punk. Ils ont signé la BO de « Tokyo-Ga », un documentaire de Wim Wenders. La seucla. D’autres groupes sont nés à Nancy en 1980 : Kas Product plus connu pour ses ambiances froides et synthétiques que ses penchants bruitistes et Matrix, 1947, une obscure formation de Toul dont les rares traces Televisionesques quasi post-rock trouvées sur le net laissent pantois. Un documentaire retrace l’histoire de la scène nancéienne des ces années-là.
  • 1980 : Complot Bronswick (Vannes / Rennes) est un groupe breizhwave arty, actif de 1980 à 1995 puis réactivé en 2009.
  • 1980 : Etant donnés (Grenoble) c’est de l’indus no wave dauphinoise qui a même fait la bamboche avec Alan Vega, Lydia Lunch et P Orridge dans les années 90. Rien que ça.
  • 1981 : Clair Obscur (Creil) et Norma Loy (Dijon) oscillent entre coldwave, gothique et indus. Le premier a survécu jusqu’à aujourd’hui, l’autre jusqu’en 1993. A noter que deux membres de Norma Loy enchaîneront avec le groupe Hash Over, de la pure noise extrêmement convaincante.
  • 1981-1986 : Ubik (Saint-Brieuc), dont le nom est tiré d’un chef d’œuvre de l’auteur de SF Philip K. Dick, sent le Robert Fripp et les Talking Heads à plein nez. Le saxophoniste Philippe Paboeuf a également officié au sein de Marquis de Sade et actuellement au sein des excellents Trunks.
  • 1982-1989 : Trop tard est peut-être le plus noise des groupes coldwave qui pullulaient au début des années Mitterand.
  • 1982-1985 : Hellebore (Reims) n’est pas le groupe le plus bruyant de cette sélection, mais ses velléités exploratoires l’inscrivent dans le sillon de certaines têtes chercheuses des années 90. Au même moment naissait à Reims le très n’importe nawak Germain Hubert Ales.
  • 1982 – : Le syndicat (Paris), corps intermédiaire issu de l’industrie à la longévité exceptionnelle.
  • 1982-1984 : Les Maîtres (Versailles) ont produit un post-punk extrêmement convaincant. Ils opteront ensuite pour une musique plus ensoleillée avec les Négresses Vertes.
  • 1982 – 1986 : Alesia Cosmos (Strasbourg) est hypnotique et expérimental. Même si le groupe joue surtout avec des sonorités synthétiques, il mérite le détour.
  • 1983-1993 : Dazibao (Paris) chante en arabe, anglais et français un rock épique à l’énergie folle. S’il y a bien un groupe que les post-post-punkers français actuels devraient écouter, c’est celui-là. Fun fact : Les Thugs on failli s’appeler Dazibao2 !
  • 1983-1995 : Ce morceau de Shub Niggurath (Paris) est noise à mort, versant satanique. Un ancêtre d’Aluk Todulo ou des anglais de Guapo période Zeuhl.
  • 1983-1987 : Réseau d’ombres (Laval) et End of Data (Rennes) travaillaient au départ sur un VSP800 à 24 circuits séquentiels puis, progressivement, ils ont adopté un son plus analogique.
  • 1984-1990 : Le collectif Nox (Metz) naviguait entre indus et noise, le résultat est remarquable et le nom bien plus facile à prononcer que Einstürzende Neubauten.
  • 1985-1990 : Asylum Party (Paris) n’a rien à envier à ses modèles gothiques et coldwave.
  • 1985-1996 : Fatal Impact (Paris), frappés de plein fouet par la désindustrialisation dans les années 80, certains Français compensaient en enregistrant des usines.

Noise is coming (1986-1990)

En 1986, la droite est enfin de retour, le Bébête show est au firmament. Et puis patatras en 1988, DJ Chirac perd sa battle face à MC Mitrand.

  • 1986-1999 : Les Thugs (Angers), tout était déjà présent sur Radical Hystery, leur premier disque : ce mélange unique de murs de guitares, de voix douce et d’énergie punk. L’interview d’Eric Sourice sur noise-moi est à retrouver ici.
  • 1986 : Avec Geins’t Naït (Nancy) on est plus sur une musique abstraite et électronique, mais ce n’est pas peu dire que certains morceaux arrachent les oreilles.
  • 1986-1988 : La musique d’Achwghâ Ney Wodei (Paris) expérimentale et électronique est assez proche de celle des Residents
  • 1986-2010 : On n’est plus très loin de la noise avec 60 étages (Nancy). Le groupe se transmutera en Etage 34 dans les années 90 et partagera notamment un split avec Ulan Bator.
  • 1986-1991 : GI Love (Paris) a sorti en 1991 un album digne des Minutemen. Tout simplement bluffant.
  • 1986-1992 : Witches Valley (Paris) a commencé par distiller un psychobilly barré mais plutôt calme puis il s’est progressivement énervé. Vu ses prestations scéniques, ce groupe doit absolument faire l’objet d’une chasse aux sorcières
  • 1986- : Certes Treponem Pal (Paris) a réalisé la majeure partie de sa carrière dans les années 90, certes c’est indus et metal, mais en 1989, date de la sortie de leur premier album, c’était un peu plus flou.
  • 1987-1991 : Kni Crik (Paris) est une grosse festnoise à trompette complètement barrée.
  • 1987-1990 : Garbage Collector (Longwy) est un des tout premiers représentants avec Voodoo Muzak de la noise façon Sonic Youth. Sud-ouest, nord-Est, la noise française est née sur les extrémités perdues d’une diagonale de l’hexagone.
  • 1988 : Avec Double Nelson (Nancy), on serait tenté de parler de musique industrielle artisanale ou de musique bruitiste bricolée.

Pour être complet, en 1989 Musique Noise sortait son premier album, une fausse piste évidemment. Il est fort à parier que ce groupe n’imaginait pas une seconde que leur patronyme allait devenir un nom chapeau désignant une scène musicale dans les années 90. Sont-ils seulement au courant aujourd’hui ?

1 On ne saurait d’ailleurs conseiller la lecture de l’excellente bédé « Vivre libre ou mourir » de Le Gouëfflec et Moog sur le rock alternatif, l’écoute des compilations « Des jeunes gens mödernes » volumes 1 et 2 qui dressent un panorama de la musique post-punk / new wave en France ainsi que cette chaîne Youtube qui regorge de trésors disparus.

2 Merci à Paul Dufayet de la Tour, batteur de Dazibao et aujourd’hui de Sharon Tate Modern pour cette info !