« Écouter de la musique fort et sauter en l’air », l’interview d’Eric Sourice, des Thugs (2/2)

La suite de l’interview fleuve d’Eric Sourice (première partie par ici)

Quels sont selon toi, les groupes représentatifs de cette scène noise française des années 90 ?

Je pense tout de suite à Deity Guns, parce qu’on les a côtoyés, on a joué avec eux, on a sorti leur premier disque, on les a fait jouer. Mais je dois être très honnête avec vous… la scène noise 90, ce n’est pas mon dada (gémissements d’effroi dans l’équipe de Noise-moi, NDLR) ! Mais ça va dépendre des groupes qu’on va mettre à l’intérieur de ce terme.

Mais Nineteen Something réédite le premier album de Sloy !

Vous classez Sloy dans la noise ? Je trouve qu’il y a un monde entre Sloy et les Deity Guns ! Les Sloy nous avaient envoyé une démo à leur début et étaient passés chez Black & Noir, à Angers. Dans mes souvenirs ils partaient s’installer à Rennes, ils venaient de Béziers et pensaient que c’était là-bas qu’ils allaient tout défoncer, ou en tout cas s’éclater. On les a reçus dans le bureau et on a discuté. J’avais dû écouter le disque d’une oreille un peu distraite car on n’était pas convaincu. On ne va pas dire qu’on regrette parce qu’on n’était pas obligatoirement le label qu’il leur fallait mais après l’avoir réécouté je m’étais dit « oh putain y avait des super morceaux dessus, bordel !».

Armand de Sloy avait raconté ce rendez-vous dans une interview. Il ne disait pas clairement qu’ils étaient venus démarcher Black&Noir mais plutôt qu’ils étaient venus prendre des conseils. Ils avaient trouvé cette entrevue-là excessivement importante, voire fondamentale dans la carrière de Sloy, car tu leur avais bien fait comprendre de garder les pieds sur Terre par rapport à leur rêve de carrière.

Je pense qu’à la base ils étaient surtout venus pour voir si B&N était intéressé (rires) ! Mais en effet, ils étaient un peu perdus. On se demandait pourquoi ils ne restaient pas à Béziers. Tu pouvais très bien faire du rock à Béziers ! On n’avait pas compris ! Nous, nous étions à Angers et on l’avait toujours revendiqué. Pour nous c’était hallucinant de voir ce groupe partir en camping-car en mode « on déménage ». J’ai sans doute dû leur dire ça, que je ne comprenais pas. Mais comme nous tous, ils avaient besoin de rencontrer des gens qui faisaient des labels, d’autres groupes, des fanzines, qui allaient leur donner des conseils, des plans… C’était peut-être leur problème à Béziers, le fait de se sentir seul et ça maintenant je peux le comprendre, parce que le sud de la France a été pendant longtemps une zone sinistrée niveau rock.

Étant donné que chez Noise-moi nous sommes (presque) tous des produits des 90s on a l’impression qu’à cette époque il y a une explosion de groupes, de fanzines, etc. Est-ce que de ton point de vue les 90s marquent une rupture à ce niveau ou sommes-nous juste victimes d’une sorte de mirage générationnel ?

Pour moi, la vraie rupture avec les années 80, elle est sur scène. Les groupes commencent à assurer grave tant sur le plan du son que sur le plan de la présence scénique, les mecs font vraiment un show, sans le sens péjoratif du terme. Et même aux US, on croisait souvent des groupes et on se faisait la réflexion « putain en France il y a une scène qui assure dix-mille fois plus, c’est dommage que les États-Unis ou l’Angleterre n’entendent pas ça ! ».

Mais tu n’as pas noté d’évolution dans les années 90 dans l’écosystème autour des groupes ?

Déjà, je trouve qu’il y avait entre les groupes une proximité qu’on ne retrouve plus ensuite mais ce n’est peut-être qu’une impression étant donné qu’entre 2000 et 2017 j’étais quand même plus en retrait de la scène (Les Thugs se sont arrêtés en 2000). Mais ta question est vaste, je vais essayer de reprendre les choses dans l’ordre. Fin des années 70, il n’y a rien à part quelques labels qu’on pourrait qualifier « d’indépendants » et pas de circuit. La véritable explosion pour reprendre ton terme de tout à l’heure, elle a lieu dans les années 80, groupes, labels, distributeurs, fanzines, c’est hallucinant tout ce qui se monte comme l’emblématique Bondage Records avec les Béruriers Noirs par exemple. Et puis à l’approche des 90s il va y avoir une espèce de reprise en main du business, des majors vont signer plein de groupes pensant se faire un max de blé grâce à eux. Parallèlement, les salles de concert se structurent, c’est maintenant les mairies qui gèrent, exit les petites assos qui organisaient 6 concerts par an mais 6 concerts qui leur tenaient vraiment à cœur. Et puis, c’est mon ressenti, à un moment, réalisant que les groupes signés ne ramenaient pas tant de tunes que ça, les majors se désintéressent du rock à guitare. Il y a un passage à vide et puis ça repart et on se retrouve un peu dans la même situation que 10 ans auparavant, des labels, des assos se montent, c’est à cette époque que l’on crée notre label Black & Noir par exemple. Il faut savoir que beaucoup d’anciens « indépendants » des années 80 sont devenus des professionnels dans les années 90 que ce soit dans les majors, ou des sous-labels de majors déguisés. Et de manière générale on assiste dans les années 90 à un éclatement total des styles musicaux alternatifs (reggae, dub, techno, rap, etc) ainsi que des tournées. On voit plein de groupes commencer à faire des dates dans des endroits totalement improbables jusqu’alors, en Europe de l’est par exemple alors que dans les années 80, c’était la francophonie, quelques pays limitrophes et basta.

Est-ce que pour toi l’intermittence est l’un des éléments clé des années 90 ?

Ah oui, vraiment ! Il faut bien comprendre que c’est un système qui était né déjà depuis un moment mais qui a vraiment commencé à se mettre en place pour les musiciens vers la fin des années 80. La première année d’intermittence pour les Thugs, ça doit être 1987. On était dans les premiers à s’y mettre parmi les groupes qu’on connaissait. Ensuite ça s’est vraiment démocratisé dans les années 90, tout le monde connaissait et tout le monde essayait d’avoir son statut d’intermittent. C’est une des choses que les anglais et les américains ne comprenaient pas du tout quand ils arrivaient en France. Eux qui arrivaient de pays ultra-libéraux ne pouvaient pas comprendre : « Ah bon, vous avez ça, vous, c’est quoi ce délire ? ». L’intermittence c’est un confort entre guillemets parce que le confort, pour moi, c’est l’inverse de la création, il faut faire attention. D’un côté ça te permet de te mettre complètement dans ta musique, de pouvoir faire vraiment tout ce que tu as envie de faire, de tourner comme tu as envie de tourner mais d’un autre côté ça installe un rapport économique avec la musique plus important que lorsque tu travailles à côté.

Drive Blind fait ses courses

Pierre Viguier de Drive Blind / Tantrum, disait avoir lâché son statut d’intermittent parce qu’il accumulait des dates en vue de justifier ce statut et qu’au final, il montait sur scène avec l’impression d’aller à l’usine.

C’est le côté pervers, à partir du moment où tu as l’impression d’aller à l’usine, là, faut arrêter. Mais ce n’est pas forcément lié à l’intermittence, on peut avoir la même impression quand un groupe commence à tourner un peu en rond, à faire un peu tout le temps la même chose, toujours le même public, toujours les mêmes salles, etc.

Au tournant des années 2000, beaucoup de groupes ont splitté. Est-ce que tu as ressenti une espèce d’essoufflement général de la scène ?

Je pense aussi que le public écoutait plein de choses différentes en 2000, les groupes aussi et certains se sont lancés dans d’autres directions. Mais, oui, essoufflement très certainement. La scène DIY est fatigante. Nous on a un peu tout fait, on a eu le côté vraiment très roots quand on a fait la première tournée aux États-Unis ou au tout début quand on tournait en France. Pour des groupes qui ont tout le temps été dans le côté DIY et son réseau de petites salles, je pense qu’il a pu y avoir une lassitude parce qu’il y avait un public relativement restreint qui en plus était toujours un peu le même, tu pouvais tourner, tu passais trois fois à Nancy et tu avais le même public.

C’était nous (rires) !

A contrario, on a aussi tourné, avec les Thugs, dans des salles anonymes qui se ressemblent toutes, où l’on va à l’hôtel le soir, et franchement on s’est fait chier dans les années 90 à ce niveau-là. C’est pas toujours très drôle de jouer dans des grandes salles qui peuvent contenir 500 personnes et où il y en a 150 ou 200, ce qui est déjà bien, mais en même temps il y a un côté un peu glauque. Je cite souvent la Laiterie à Strasbourg (le 24 novembre 1999, accompagné de Virago, NDLR) qui nous a laissé l’impression de jouer dans une usine à conserve, il y avait deux autres concerts dans la structure le même soir et on n’a même pas vu le mec qui nous programmait. Là vraiment j’ai eu l’impression de travailler, c’était pas drôle du tout. On s’est même embrouillés à la fin du concert avec Bouchon (aka Steve Nieve, NDLR)  qui jouait du clavier sur cette tournée : il y avait un rappel, un peu timide, j’ai dit : « non, fait chier, j’y retourne pas ! ». Il m’a dit : « si tu préfères aller vendre des machines à laver, vas-y ! ». Il n’avait pas tout-à-fait tort… mais j’avais pas tout-à-fait tort non plus ! C’était beaucoup plus amusant dans les années 80. Je parlais tout à l’heure des associations qui organisaient 6 concerts dans l’année et quand toi tu arrivais, ils avaient vraiment envie de te faire passer, ils étaient trop contents et ils le montraient. Je pense que c’est la scène – la scène physique – qui a vachement changé. La programmation des salles dites de musiques actuelles (maintenant on dit les SMAC) va d’un mec tout seul avec une guitare sèche jusqu’au death metal. Ils ne savent pas travailler les différents publics, fédérer les gens autour d’une musique, ils sont là pour remplir un espace et tous les lieux à la marge, les lieux pas sécurisés coulent.

Tu nous as dit tout à l’heure que ce que tu retiens en premier de cette scène, c’est la qualité scénique. Quels groupes en live t’ont marqué en particulier ?

Tous ! Que ce soit Sloy, Condense, Portobello Bones, Drive Blind, Hint dont on a sorti le premier album ! La manière dont ils jouaient sur scène était impressionnante ! Il y avait une vraie idée de ce qu’ils avaient envie de défendre musicalement. Et puis il y avait ce groupe de Thionville, comment s’appelait-il ?

Davy Jones Locker ?

Davy Jones Locker c’est ça ! Putain ce groupe, c’était monstrueux ! Il y avait aussi les Hems, super aussi. Vous voyez finalement que j’aime bien ça la noise ! OK je vais tout réécouter !

Sur le site de Nineteen Something on peut lire « pour que les héros du peuple demeurent immortels », tu peux nous en dire plus ?

Vous n’avez pas vu la référence en fait ! C’est un clin d’œil au titre d’une compilation du label Gougnaf Mouvement (« Les Héros du Peuple sont Immortels » sorti en 1986) qui doit d’ailleurs être lui-même tiré d’une citation de Mao ou quelque chose comme ça. La référence correspond vraiment à notre démarche qui consiste à dire « Il y a des trucs incroyables qui se sont fait dans les années 80/90, que vous ne pouvez pas entendre parce qu’Internet n’existait pas. Hé bien nous allons les mettre sur internet et même pour certains assurer une sortie physique ». Et ça va même plus loin que la seule musique, on essaie à chaque fois de collecter un maximum d’infos sur le groupe, sur l’album, l’enregistrement, etc. Hé bien même pour des groupes dont on pensait qu’il allait y avoir de la matière sur internet, il y a souvent que dalle, c’est un désert ! Donc voilà, on veut permettre à ces groupes de devenir immortels, que tout le monde puisse écouter, que tout le monde puisse comprendre qui ils étaient, d’où ils venaient, de les replacer dans un contexte. En ce moment, par exemple, on dérushe avec Franck (Frejnik, cofondateur de Nineteen Something, NDLR), le stock de démos k7 reçues dans les années 80 et 90 par le Balthazar à Thiers. Il faut tout écouter, déterminer ce qui est intéressant, ce qui ne l’est pas, c’est le genre de truc que que je trouve passionnant à faire. Cela dit l’objectif ce n’est pas que faire de l’histoire, c’est surtout écouter de la musique fort et sauter en l’air !