Sous influence – dans les oreilles de la NF90 (2ème partie)

Suite et fin de la visite guidée des influences majeures (ou secondaires) de la musique électrique texturée des années 90 durant laquelle nous croiserons des rejetons maudits de Black Sabbath, un groupe de rock qui fait trempette dans un étang, des samples, de la choucroute et Fela Kuti.

NB : Pour rappel, dans ce qui suit, les groupes NF90 sont en italiques, ce qu’ils écoutent en gras.

Le métal et la boue

Playlist Le métal et la boue

Du metal de gros balourd type Suicidal Tendancies ou Slayer (Condense) à la version ésotérique plombée (Neurosis) chez Sleeppers en passant par le modèle industriel (Godflesh, Strapping Young Lad, Kong, Prong) et le metal barré de Gore pour Kill The Thrill, Hems, Belly Button, l’œuvre du Malin est presque partout mais en petite quantité. Autres exemples, le rock déboîté d’Helmet et Today Is The Day, décharge metal et bruitiste, empoisonnent les oreilles de Tantrum et Drive Blind. A noter qu’un seul groupe NF90 cite les tontons du hard rock Led Zeppelin, il s’agit de Belly Button. Impossible de finir ce rapide tour d’horizon de la fange du rock sans parler des tauliers, les Melvins, groupe protéiforme à l’influence incommensurable, sorte de Black Zappath pour leur goût du lourdingue et leur éclectisme débile. Revendiqués par Condense et un membre d’Heliogabale entre autres, les Melvins sont la transition parfaite pour parler de la chiée de groupes connus sous l’appellation grunge qui dans l’esprit de beaucoup est synonyme de rock 90’s. En fait peu de groupes en comparaison évoquent en interview le premier d’entre eux, la déferlante Nirvana, comme si la vague scélérate était passée au-dessus de ces groupes sans les effleurer, peut-être étaient-ils déjà trop profondément immergés dans l’underground. Condense est fan du 1er album « Bleach » sorti chez Sub Pop avant le passage du trio chez le grand Satan Geffen (mais dans un autre interview le chanteur déclare sa flamme à « Nevermind »). Dans un article paru dans le fanzine Le Monde, le bassiste d’Heliogabale évoque la claque prise lors du premier concert de Nivarna (vraie faute d’orthographe visible dans la vidéo du concert) en France en 1989 à Issy-Les-Moulineaux, dont le nombre de personnes déclarant y avoir assisté s’élevait 30 ans plus tard à 250 000. Mais s’il y a un groupe qu’on a affublé du sobriquet grunge, c’est bien Drive Blind, ouvertement influencé par le son de Seattle : Mudhoney (versant garage) à qui l’on doit la genèse du terme (et également influence majeure de Davy Jones Locker), Tad qui ne fait pas dans la finesse avec sa noise velue et Nirvana sans oublier les albums de la période gadoue de Sonic Youth « Goo » et « Dirty ».

1D90

Playlist 1D90

Situé juste au bord du marécage, on retrouve Dinosaur Jr. (Diabologum, Deity Guns), Sebadoh (Diabologum) et Pavement (Welcome To Julian) pas assez fangeux pour mériter pleinement l’appellation grunge malgré leur esthétique de branleur « lo-fi ». Et c’est l’occasion de balayer le « rock indé » des années 90. Appellation galvaudée désignant tout d’abord dans les années 80 les productions hors major puis associée à un style musical fourre-tout dans les années 90, elle a pourtant accouché d’une quantité industrielle de groupes singuliers. Avec au premier chef, peut-être deux des groupes les plus importants de cette fin de siècle, Tortoise et Slint avec son album « Spiderland ». Les premiers vont à l’opposé de toutes les tendances de l’époque en piochant dans mille styles allant de la musique contemporaine à l’easy listening tandis que les seconds étirent le temps à partir des tensions typiques des groupes Touch and Go. Cette fois-ci c’est carrément le rock lui-même qui est affublé d’un préfixe latin et si c’est un peu exagéré, il n’en demeure pas moins que ces deux groupes-là ont rayonné bien au-delà de leur midwest natal. Ces nouvelles approches arrivent naturellement dans les oreilles de Bästard, Diabologum, Prohibition jusqu’à devenir fondamentaux chez certains groupes nés dans la deuxième moitié de la décennie comme Purr dont le premier album sent le Spiderland à plein nez. Une cohorte de groupes apaisés impacte la scène française, comme les cousins de June of 44 (Purr), Palace Brothers (certes du folk mais le mec est tout de même l’auteur de la pochette de « Spiderland »), Codeine (Diabologum) ou bien encore les vétérans Yo La Tengo et Gastr Del Sol, la collaboration entre Dave Grubbs et Jim O’ Rourke. Et tant d’autres.

Le phénomène shoegaze fait peu d’effet de ce côté-ci de la Manche, même si Drive Blind emprunte son nom a une chanson de Ride et écoute Jesus & Mary Chain, les parrains de la scène. Très peu de traces par exemple de My Bloody Valentine, pourtant pierre angulaire du rock fin de siècle. Tout comme P J Harvey, dEUS, Long Fin Killie, Boo Ridley et Wedding Present ingérés toutefois par les moins absolutistes Purr, Blindfold et Welcome To Julian.

Et que dire des Pixies tout de même validés par Heliogabale, Keneda, Hint et les Thugs (ainsi que The Amps pour ces derniers, un side-project de Kim Deal), un minimum pour un des groupes indé les plus créatifs de l’histoire de l’humanité. Dèche Dans Face rappelle vaguement les fondamentaux Jon Spencer Blues Explosion, Belly Button cite Alice Donut. Le hardcore respectivement électronique et orthodoxe d’Atari Teenage Riot et DFL sont revendiqués par Happy Anger (ainsi que The Make-Up). Enfin les nettement plus successfull (et pas très indie en fait) Smashing Pumpkins sont évoqués par Welcome To Julian tandis que Nine Inch Nails est repris par Well Spotted.

Quid des révolutions musicales

Playlist Quid des révolutions musicales

Il faut bien avouer que les groupes qui élèvent le bruit en fût paraissent de premier abord assez imperméables à ce qui demeure les mouvements de plaques tectoniques les plus importants des années 90, le rap et la techno. En apparence en tout cas et c’est très bien comme ça, les hybridations frontales donnent rarement quelque chose de tolérable et les 90’s en savent quelque chose … Il y a toutefois des exceptions. Hint en premier lieu, groupe schizophrène féru d’Unsane coté face et de techno expérimentale côté pile comme Autechre, Aphex Twin, Scanner ou Scorn. Diabologum ensuite, dont le spoken word s’est certainement libéré à l’écoute de NTM, IAM, Assassin ou bien encore Wu-Tang Clan, Beastie Boys et Tricky.

Mais les phénomènes en cours sont incontournables et se sont diffusés dans la NF90. Certains écoutent Portishead, Björk, Asian Dub Foundation (Happy Anger), Massive Attack et Laika (Purr), la scène big beat (Happy Anger) avec Prodigy, Chemical Brothers, Fat Boy Slim, Proppellerheads. D’autres comme Hems sont fans de Public Enemy et s’appuient de plus en plus sur des sons électroniques. D’autre encore font du sampling un instrument à part entière et finiront même par assouvir leur passion pour le hip-hop et l’électro : Franck Laurino de Bästard montera Spade & Archer, le batteur de Portobello Bones participera au collectif électro Captain K. Verne et Prohibition opérera une mue electronica lorsqu’il deviendra NLF3.

Espaces pas si lointains

Playlist Espaces pas si lointains

Jazz, musique contemporaine, avant-garde, kraut voir classique (Beethoven avec Happy Anger), qu’elles soient lointaines car savantes ou remontant aux années 60, les têtes chercheuses musicales ont eu un impact sur les groupes français et pas seulement les plus cérébraux. Le passage de Deity Guns à Bästard doit beaucoup à Coltrane qui fait également partie des influences de Condense. Prohibition écoute Miles Davis (et en particulier l’expérience fusion « Bitches Brew »), Alice Coltrane, Albert Ayler et Jaco Pastorius. Et puis il y a le jazz franchement destroy de Jon Zorn, Naked City (avec Bill Laswell et Fred Frith) chez Hint, Painkiller (Bill Laswell) chez Kill The Thrill, la musique éparpillée d’Eugene Chadboune chez Happy Anger, le prog jazz allumé de Magma et ses disciples Ruins chez Belly Button (ainsi que les basses alambiquées de Sabot et Primus).

L’avant-garde et la musique contemporaine sont présentes également : Steve Reich, Terry Reiley et Derek Bailey chez Prohibition, Tom Cora (au sein la formation Roof pour Happy Anger) et Pascal Comelade pour Ulan Bator (qui partage le même label, Les Disques du Soleil et l’Acier), Bartok et Xenakis pour Belly Button. Les glorieux anciens de l’avant-garde pop sont également représentés. Que ce soit le versant ironique et surréaliste tels que Captain Beefheart, Zappa (Belly Button), The Residents (qui fera l’objet d’un album de reprise par Narcophony, le projet post-Bästard de Eric Aldéa). Ou l’autre révolution sonore sur la rive droite du Rhin, le kraut rock avec Neue !, Can (Prohibition) et Faust avec qui collaborera Ulan Bator. Mais la choucroute est un plat qui se mange froid et il faudra attendre les années 2010 pour que le rythme motorik prenne véritablement sa revanche et réinvestisse tout un pan du rock plus ou moins souterrain. Enfin, impossible de finir ce tour d’horizon sans s’arrêter sur Brian Eno et sa contribution dans la pop et la musique électronique qui a traversé les conduits auditifs des Bästard / Deity Guns notamment.

Populaire

Playlist Populaire

Qui dit Eno dit Bowie et qui dit Bowie dit Velvet Underground chez Bästard qui enchaîne également les disques de XTC, des Beatles, Syd Barett, The Nerves. Sloy est fan des Smiths, Diabologum de The Pastels ainsi que de Daniel Johnston et son art brut. Prohibition s’abreuve de la folk éthérée de Nick Drake et Hems des Happy Mondays dont le côté madchester ne saute pourtant pas aux oreilles. Certains écoutent enfin de la chanson bien de chez nous (Gainsbourg, Bashung et Brel pour Virago, Brigitte Fontaine et Dominique A pour Diabologum) et d’ailleurs (la musique latino de Tito Puente chez Belly Button, la bossa déglinguée de Tom Zé et l’afro beat de Fela Kuti chez Prohibition dont l’influence est flagrante aux premières heures de leur transformation en NLF3).

La NF90 quant à elle ne sera jamais une véritable spécialité locale. Elle n’en demeure pas moins exemplaire dans sa capacité à agglomérer les influences et à offrir des instantanés du paysage aventureux et bruyant de ces années-là, dont l’intensité est restée intacte jusqu’à aujourd’hui. Et c’est peut-être en cela qu’elle est unique.

Une sélection des sources

Portobello Bones 

https://www.w-fenec.org/rock/portobello_bones,1724,interview-de-portobello-bones-mars-2001.html

Sloy 

http://oeil.electrique.free.fr/article.php?numero=4&articleid=278

Deity Guns 

http://134.213.31.82/en/artist/deity-guns/biography et

http://www.perteetfracas.org/zine/interview/deity_guns.htm

Condense & Deity Guns

http://www.cefedem-aura.org/sites/default/files/recherche/memoire/antonicelli.pd

Purr 

https://www.stephanebouvier.net/mes-groupes-et-projets/purr/

Prohibition 

https://www.mowno.com/articles/bouche-a-oreilles/playlist-dans-la-discotheque-de-prohibition/

Ulan Bator

Diabologum

http://www.slate.fr/story/97321/diabologum-influence

Les Thugs

Fanzines :

Violence magazine 

https://violencefanzine.wordpress.com/

Kérosène

https://fanzinotheque.centredoc.fr/index.php?lvl=notice_display&id=698

Noise !

https://fanzinotheque.centredoc.fr/index.php?lvl=publisher_see&id=3644

Hyacinth

https://fanzinotheque.centredoc.fr/index.php?lvl=notice_display&id=951

Le Monde

https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2021/08/16/avec-nirvana-le-futur-du-rock-est-a-issy-les-moulineaux_6091575_3451060.html