EURONOISE90 Vol. 1 : Hispanoise

Que sait-on ici de l’Espagne dans les années 1990 ? Dix ans après la fin de la dictature tout le monde a oublié la tentative de putsch militaire filmée en direct à l’assemblée en 1980, l’Espagne est désormais bien ancrée en Europe. On a une vague idée de sa géographie grâce à SEAT et ses voitures au nom de stations balnéaires, Ibiza, Marbella, Malaga. Le pays organise des événements clinquants – exposition universelle, jeux olympiques – mais des secousses se font ressentir dans le Pays Basque, régulièrement des images de bagnoles calcinées apparaissent au JT de TF1. La droite revient au pouvoir en 1996 et elle a une grosse moustache. Pendant ce temps en France, « Talons Aiguilles » fait un carton au cinéma tandis que Meccano, Héroes del Silencio et la Macarena cassent la baraque au Top 50… cruelle comparaison avec les films d’Almodóvar. L’Espagne n’avait-elle donc rien de mieux à nous offrir ?

Sélectionner un rond rouge pour explorer un recoin de l’Hispanoise

Sommaire

L’enclave anglo-saxonne de Gijón

Bordée par la mer Cantabrique et célèbre pour son cidre que l’on verse en imitant le Manneken-Pis, lieu du stage de découverte de l’entreprise du prince héritier avant de reprendre la boite familiale, la région des Asturies au nord de l’Espagne est un peu le pays de Galles des Espagnols. Mais à la différence de Cardiff qui n’est pas particulièrement réputée pour sa scène musicale, la capitale Gijón (Xixón en asturien) a vu éclore une multitude de groupes dans les années 1990 au fort accent anglais. Certains parlent de Xixón Sound.

Manta Ray : Difficile de coller des étiquettes pré-découpées sur ce groupe qui tient autant des expérimentations héritières du kraut et de Sonic Youth qu’aux sonorités parfaites pour servir d’illustration aux vastes étendues désertiques espagnoles. Le groupe n’est pas inconnu pour tout le monde en France puisqu’ils ont commis en 1997 un disque (et une tournée) en compagnie de Diabologum. Dans les années 2000, on retrouvera les musiciens de Manta Ray dans diverses formations comme Elle Belga à l’Americana classieux ou Viva Las Vegas, sorte de El Forcarnaciones post-Slint.

Manta Ray : « Manta Ray » (1995), « Diminuto Cielo » (1997), « Pequeñas puertas que se abren y pequeñas puertas que se cierran » (1998), « Esperanza » (2000)

Parmi les autres groupes remarquables de la scène de Xixón, on pourra citer : Yellowfinn (avec des membres de Manta Ray) et Penelope Trip à la pop très noisy, Eliminator Jr. fondé par deux fans de Sonic Youth entre autres (Javier Mascisos et Lucas Barlowez) et enfin Medication également influencé par le combo new-yorkais selon toute vraisemblance.

Yellowfinn / Penelope Trip : « Politomania » (1992), « Usted Morirá En Su Nave Espacial » (1994), « ¿Quién Puede Matar A Un Niño? » (1996) / Medication : « Greenhouse » (1994), « 2 » (1995)

Chronique dans Abus Dangereux 35 – Avril 1994

Le basque, langue noise

Lisabö (Irún) a déjà tout d’un grand sur son premier album de 1999. Groupe majeur de la scène indé espagnole des années 2000, on reconnaît dans le Lisabö des débuts l’empreinte de la figure tutélaire Fugazi. Fun fact, la fiche Wikipédia française du groupe cite comme référence Bastärd et Portobello Bones, contrairement à la page espagnole… chauvinisme quand tu nous tiens ! En vingt années d’existence, Lisabö a multiplié les collaborations dont l’une avec Expérience, le groupe post Diabologum de Michel Cloup, sur leur album de 2005. Parmi les projets gravitant autour de Lisabö, le disque entre folk et pop de Mursego mené par la violoniste Maite Arroitajauregi est particulièrement réussi. Dut (Hondarribia), qui n’a heureusement rien avoir avec BTS, fait également dans le post-hardcore, avec une teneur en metal plombé plus importante.

Lisabö : « Berak Ekoztua » (1999), « Ezarian » (2000) / Dut : « At » (1996), « Askatu korapiloa » (2000)

Gutariko Bat (Bera, Navarre) a une approche résolument punk de la noise, pas étonnant qu’ils aient sorti un split en 1997 en compagnie de Portobello Bones. Un des membres, Xabier Erkizia, a également collaboré avec Voodoo Muzak, un autre groupe basque mais côté français cette fois. On sait également de source sûre que le groupe a partagé la scène avec Heliogabale.

Une compilation des morceaux de Gutariko Bat

Le premier album de Akauzazte (Azkoitia) était une boite de conserve qui représente bien la musique industrielle tendance no wave de ce groupe. Tout comme Lisabö, Akauzazte a collaboré avec Anari (Azkoitia), une chanteuse basque qui tisse depuis la fin des années 1990 de très beaux morceaux entre rock et folk qui ferait une parfaite bande-son le long du GR10.

« Ur gardenak » de Akauzazte (1998) / « Habiak » de Anari (2000)

Homonyme du groupe de chez Prohibited Records, Purr (Saint-Sébastien) distille un rock noisy bien foutu tout comme Ama Say (Bilbao) qui chante en biscayen (le basque de la région de Bilbao) avec un accent anglais (qui ne sautera évidemment pas aux oreilles des non bascophones). Cancer Moon (Bilbao), quant à eux, naviguent entre Echo And The Bunnymen, le Velvet Underground, le garage 60’s et Sonic Youth ce qui les rapproche de ce qui se fait plus à l’Ouest, chez les voisins des Asturies. Javier Letamendia, qui a officié derrière les fûts sur l’album « Moor Room» de Cancer Moon, est le batteur attitré de El Inquilino Comunista (Guecho), une formation indie rock auteur de trois albums à forte teneur en mélodies entraînantes. El Inquilino Comunista apparaît avec le morceau « The Gag » sur la compilation « Collection Teen » chroniquée ici-même.

Ama Say : « Ikusi Ditut Umeak Kalean Ametska Akatzen » (1993), « Say Ama » (1994) / Cancer Moon : « Hunted By The Snake » (1990), « Flock, Colibri, Oil » (1992), « Moor Room » (1994) / El Inquilino Comunista : « El Inquilino Comunista » (1993), « Bluff » (1994), « Discasto!! » (1996)

Barcelone

Du Sonic Youth à la Catalane, il en est question dans Bach Is Dead (1989-1993), nom tiré d’un titre des Residents. A l’écoute de son unique album, on se demande vraiment comment ce groupe a pu passer totalement inaperçu chez nous. L’impression reste la même pour Beef (1993-2005), la formation qui succède à BID : hypnotique et sonique, du très bel ouvrage. La suite, Telefilme, est plus pop mais toujours expérimentale (et brillante).

« Sonotone » de Bach Is Dead (1992) / « Songs » (1994), « Tongues« , (1995), « Fi Qasr Sheikh Al-Dabant » de Beef (1997)

De Wig lorgne vers My Bloody Valentine ou Sonic Youth. Les membres du groupes poursuivront dans d’autres formations telle que 12Twelve qui propose un post-rock qui ne déparerait pas chez les Canadiens du label Constellation. Moins bruyant, Parkinson D.C. est sont influencé par toutes les tendances de la perfide Albion des années 1990, du shoegaze à la britpop.

Parkinson D.C. : « Overdream » (1992), « Green Fields » (1994), « Albanige » (1995), « Still In Spain » (1997)

Chronique dans Abus Dangereux 38 – février 1997

Impossible d’évoquer la scène de la capitale catalane sans parler du Discord Barcelonnais BCore et son fer de lance Aina, dont les mélodies enthousiasmantes dignes d’un Jawbox ont réussi à agripper les oreilles de quelques français et même d’un certain John Peel en 2003. On ne saura trop conseiller l’écoute de leur album éponyme de 1997, enregistré au studio Pole Nord à Blois par Fred Norguet et qui témoigne d’une connexion particulière avec la France. Il y a des bouts d’Aina dans le groupe garage punk 60’s Tokyo Sex Destruction et surtout plus récemment dans Nueva Vulcano qui évolue dans un style très proche de celui d’Aina. L’écurie BCore recèle d’autres pépites comme No More Lies (Sant Feliu de Guíxols) et Slang aux mélodies extrêmement bien troussées, ou Dies Irae qui flirte avec le metal.

Aina : « Aina » (1997) / No More Lies : « Seeds Of Enthusiasm » (1997) / Slang : « The Day The Sun Shone Cold » (1998) / Die Irae : « So Cold In Summertime » (1999)

Madrid

Migala est auteur de six albums dont trois dans la deuxième moitié des 90’s qui font penser à un Giant Sand jouant du post-rock dans le désert des Tabernas. C’est peut-être un des groupe indés espagnols qui s’est le mieux exporté, leur album « Arde » étant distribué par Sub Pop aux US. Après la séparation du groupe, moult projets suivront dont un Num9 électro et un Fantasy Bar lumineux.

Migala : « Diciembre, 3 AM » (1997), « Asi Duele Un Verano » (1998), « Arde » (2000)

Avec A Room With A View, on est en terrain connu en cette fin de millénaire : guitares acérées, mélodies omniprésentes et structures complexes sans en être encore à sortir la calculatrice. C’est terriblement bien foutu, rudement efficace. Le groupe a ensuite essaimé ses riffs dans un grand nombre de projets tout aussi intéressants que les autres. Et comme beaucoup de posthardcoreux repentis, ils se sont mis à la guitare sèche et à la folk d’avant-garde. Certains projets ont tout de même avalé un boulier : Campamento Ñec Ñec et Bezoar.

https://aroomwithaview.bandcamp.com, Split Manifesto/Hopeful/A Room With View (1997)

Parmi les autres formations de la capitale espagnole, Virgenes Adolescentes alterne les compos pétries d’influences US 70’s et d’autres plus rugueuses et torturées. Torturé, le blues rock de Cerdos l’est assurément tout comme les expérimentations de Mil Dolores Pequeños. Usura, quant à elle, semble avoir entendu parlé de pop anglaise et de Sonic Youth.

« Soy Un Enfermo Y Nunca Dejaré De Serlo… » de Virgenes Adolescentes (1994)

Ailleurs en Espagne

713avo Amor (Malaga) est un peu à part dans le paysage du rock abrasif espagnol. Mélodies par moment sans âge aux pointes arabo-andalouses et chant en espagnol habité : 713avo Amor va en surprendre plus d’un dans un style fatalement globalisé. Un second album en 1994 et puis s’en va, le chanteur Carlos Desastre (quel nom !) montera dans la foulée Después De Nunca dans une veine un peu plus apaisée que 713avo Amor. Il est apparu plus récemment dans Trío Mudo.

713avo Amor : « A Veces El Dolor » (1993), « Horrores Varios De La Estupidez Actual » (1994)

Purr : « #1 » (1996), « Motion » (1998) / Los Planetas : « Pop » (1996), « Una semana en el motor de un autobús » (1998), « Unidad De Desplazamiento » (2000)

La vuelta du rock s’achève par un contre-la-montre reliant Los Planetas (Grenade), auteur d’une dizaine d’albums de pop noisy depuis 1994, aux tortueux groupes valenciens Felpudo Tos et Balano dans lequel officie un futur Betunizer, groupe phare des années 2010 d’une noise ibérique qui n’a pas fini de nous étonner, pour peu que l’on réussisse à l’entendre de ce côté-ci du Pic du Midi.

Playlists (NB : la playlist Youtube est la plus fournie)