EURONOISE90 Vol. 3 : Balkanoisation

Née au sortir de la seconde guerre mondiale, la Yougoslavie communiste commence à sévèrement dérailler après la mort de son leader Tito en 1980. Crise économique, système politique foireux et exploitation des tensions nationalistes aboutissent au divorce entre des peuples enchevêtrés. À partir de 1991, les voisins deviennent des belligérants dans une succession de guerres dans la guerre : Serbes contre Croates, Serbes et Croates contre Bosniaques, Bosniaques et Croates contre Serbes, Serbes contre Kosovars. À la télévision, les images de Sarajevo passant de ville olympique en 1984 à ville assiégée huit ans plus tard ressemblent à un mauvais tour de magie. Des mots font leur apparition dans les médias sans que l’on comprenne vraiment pourquoi on s’entre-tue là-bas : Vukovar, Sarajevo, Srebrenica, Goražde, Milošević, Karadžić, Mladić, sièges, massacres, nettoyage ethnique, casques bleus, impuissance.

Cette guerre « à deux heures d’avion » touchait des peuples qui nous apparaissaient malgré tout lointains vus de France. La Yougoslavie n’a pourtant jamais été totalement coupée du reste du monde et à plus forte raison en matière de musique. Dans les années 1980, les scènes rock, punk et new wave (« novi val ») se développent, certains groupes deviennent extrêmement populaires comme Zabranjeno Pušenje (« Interdit de Fumer ») qui fait salle comble dans tout le pays jusqu’à ce que les tournées cessent en 1991 lorsque le pays cesse lui-même d’exister. Le groupe se scindera en deux, l’un bosno-croate, l’autre serbe qui deviendra Emir Kusturica and the No Smoking Orchestra.

Partir à la recherche de traces de groupes dissonants dans un pays en pleine désintégration relevait donc de la gageure. En trouver d’aussi bons fut un choc. Pas sûr qu’en 1998 Lilian Thuram aurait claqué deux buts à l’équipe de noise croate…

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Sommaire

  • Croatie : SexA, Šumski, Gone Bald, Achtung Dichtung, Pink Noise Quartet, Blisters, Bite, Peach Pit, Uzrujan, Lunar, Hare !!, Exit, Ha Det Bra, Analena, Why Stakla, Transmisia, Regoč, Very Expensive Porno Movie, Glasshopper, Cul De Sac, Bulog, Cog, Puder, M.I.G. Pussy, Overflow
  • Slovénie : Psycho-Path, Hudo Narobe, 2227, Polska Malca, Žoambo Žoet Workestrao, Kapela La Chateliere
  • Serbie : Fake Madona’s Underwear, Disciplin A Kitschme, Darkwood Dub, Pre-Menstrual Syndrom, King Nothing, Demencija Prekoks, Johanbeen
  • Bosnie-Herzégovine : SCH
  • Playlists

Croatie

SexA (qui vient de Zagreb comme la grande majorité des groupes croates qui suivent) a sorti ses premiers disques au début des années 1980. A l’orée des années 1990, SexA fait sa mue, les influences rejoignent le nouveau monde et le punk devient hardcore. Et le moins que l’on puisse dire c’est que, lorsque sort « No Sleep ‘Till Pussy / Fuck Piction » en avril 1990, les groupes en mesure de verser dans une telle furie sonore en France ne sont pas légion. Mais l’énergie libératrice de ces morceaux 90’s ne doit pas éclipser celle du SexA des années 1980 qui donne furieusement envie de danser démantibulé, car SexA a d’abord été un grand groupe de post-punk dont personne n’a jamais entendu parler.

Si Franky goes to Point-à-Pitre, Šumski quant à lui, comes from Zagreb. Mais Šumski est un groupe kaléidoscope qui ne saurait être résumé à du mathropical sautillant. Le groupe indique d’ailleurs sur son bandcamp qu’il puise dans un grand panier garni rempli de rock psyché, kraut, noise, afrobeat et de dessins animés (le morceau éponyme « Šumski » aurait-il inspiré les sons cartoonesques du « Mirrored » de Battles ?).

J’ai récemment découvert des groupes français comme Voodoo Muzak et RWA qui sont vraiment impressionnants.

Ivica Košavić, guitariste de Gone Bald, dans Eaux Troubles, juin 1997

Gone Bald (Zagreb, Amsterdam) est né en Croatie mais s’expatrie rapidement aux Pays-Bas, en 1995. Ils auraient tout autant pu s’envoler vers les US tant la musique du groupe sent la noise made in Amphetamine Reptile Records ou Touch and Go.

Le guitariste de Gone Bald, Ivica Košavić, a débuté dans Achtung Dichtung, groupe séminal du début des années 1990 entre noise et punk. On le retrouve aussi dans un grand nombre d’autres formations comme Ha Det Bra, Pink Noise Quartet qui ajoute du bruit au jazz, ainsi que Blisters, un projet britto-battavo-croate et enfin le side-project Bite qui a sorti un unique album en 1995. A l’heure où sont écrites ces lignes, impossible de dire si ce dernier s’est un jour produite dans un pays francophone. Gone Bald a fait l’objet d’un documentaire, logique pour un groupe qui mérite largement sa place au Panthénoise.

Avec Peach Pit (Zagreb), le math-rock croate, c’est encore mieux que la notation polonaise inversée. Groupe majeur de Croatie, ses membres ont ensuite joué dans diverses formations comme Franz Kafka Ensemble (jazz-math) et Joe 4 qui fait de la bonne noise de bûcheron croate et a eu la joie d’assister à Steve Albini faisant une partie de scrabble. On retrouve un peu de Peach Pit dans une veine plus expérimentale dans Uzrujan, dans un Lunar (avec des ex-membres de Gone Bald) qui fait figure en 1999 de Mogwaï croate, ainsi que dans Hare !! et Exit pour lesquels il ne reste malheureusement que peu de trace sur le Net.

Peach Pit : « Tricky Slaughter Operation » (1998) ; Uzrujan : « Twice Wrong (…) » (2012) ; Lunar : « There Is No 1 » (2000) ; Hare !! : « History Of Abnormal » (1991) ; Exit : « Six » (1997)

Ha Det Bra (Zagreb) a sorti deux albums en 1993 et 1994 puis les a réenregistrés en 2015. Très bonne initiative, car ils sont très bons ! Ivica Košavić de Gone Bald est encore dans le coup. En 2000 sort « Arithmetics » du side-project Analena tout aussi péchu mais dans un style plus post-hardcore et mélodique.

Why Stakla (Osijek) ne vient pas de la capitale Zagreb mais d’une ville à deux pas des frontières hongroises et serbes, et a priori pas très loin non plus de Minneapolis avec sa noise rugueuse comme l’écorce d’un érable du Minnesota. Le groupe a sorti entre 1992 et 1998 deux albums dont on ne trouve plus trace. Heureusement, il subsiste un témoignage live de sa puissance de frappe datant de 1996.

« Ilirsko Bistro » (1996)

Abus Dangereux 43 octobre 1995

Transmisia (Rijeka) a sorti dans les années 1990 deux albums, « Mincing Machine » en 1991 et « Dumbshow » en 1994, bijoux de noise tendue et suffocante matinée d’indus, plus un album de remix « Frigid Prose » en 1997. L’ancien et éphémère État Libre De Fiume compte d’autres groupes de noise : Regoč qui fait de la noise pure et dure tout comme Glasshopper et les excellents Very Expensive Porno Movie.

Transmisia : « Dumbshow » (1994), « Frigid Prose » (1997) ; Regoč : « Just So » (1992) ; Glasshopper : « Glasshopper » (1999)

Abus Dangereux 38 février 1997

D’autres groupes croates ont laissé quelques empreintes sur le Web parmi lesquels : Cul de Sac (Zagreb) qui évolue entre musique expérimentale et bruitiste, Bulog un Sebadog expérimental, Cog (Zagreb), Puder et M.I.G. Pussy à la noise bien rugueuse. Overflow (Koprivnica) fait du punk à roulette mais présente la particularité d’avoir sorti un deux-titres chez Black & Noir en 1991, ainsi qu’un split avec Seven Hate en 1996.

Bulog : « Bulog » (1996) / Cog : « Puppet Play » (1996), « Beef Eater » (1997)  / Puder : « Ples Divljih Svinja » (1996) / M.I.G. Pussy : « Ophthalmic Solution » (1998)

Slovénie

Psycho-Path (Ljubljana) se paye le luxe de tourner un clip dans lequel apparaît Scott McCloud de Girls Against Boys. Le groupe débute en prodiguant une pop noisy rafraichissante qui laisse la place par la suite à un rock stonerisant, entre Kyuss et The Kills. Du travail de pro.

Si Psycho-Path était mené par une chanteuse charismatique, Hudo Narobe (Borovnica) comptait une guitariste et une bassiste. En revanche, Hudo Narobe ne fait pas dans le rock léché mais dans le punk noise brut de décoffrage qui rappelle parfois Sonic Youth.

2227 (Ljubljana) produit un hardcore math metal à violon complètement barré entre Frank Zappa, Biohazard et Rondò Veneziano. À peine moins azimuté, Polska Malca (Posavje) distille son punk épileptique sur trois albums de 1990 à 1995. Le batteur a également contribué à Žoambo Žoet Workestrao (Ljubljana) dont les déambulations expérimentales laissent à penser que les champignons hallucinogènes slovènes sont particulièrement corsés.

2227 : « Stripcore » (1993) / Polska Malca : « Mojster S Snežinko » (1990), « Polska Malca » (1991), « Children Game » (1995) / Žoambo Žoet Workestrao : « Kabelski Kresovi » (1994), « Laibach – Tiranha » (1998)

Kapela La Chateliere fait dans le jazz expérimental plus que dans le déchaînement de saturation. Mais les connexions sont bien trop rares entre les Balkans et la France pour faire l’économie de l’évocation de ce groupe au nom plutôt énigmatique.

« 1 » (1990) / « Incognito » (1999)

Serbie

La musique qui cartonne dans la Serbie de Milošević, c’est le turbofolk, une bouillasse mêlant instruments traditionnels, techno pour R5 ou Yugo tunée et chants nationalistes. Alors tomber sur un clip de 1995 de Fake Madona’s Underwear (Belgrade), un groupe d’indie noise aux faux airs de Sonic Youth, a de quoi surprendre. Et en plus la musique du groupe est vraiment convaincante.

« Meatwear » (1994)

Disciplin A Kitschme (Belgrade, Londres, Belgrade) est à mi-chemin entre Death From Above 1979 et Goran Funkadelić. Pas stricto sensu de la « noise » donc… mais impossible de faire l’impasse sur un combo bass-batt’ qui fait aussi bien bouger le popotin ! Actif du temps de la Yougoslavie dans les années 1980, le bassiste est parti s’installer à Londres en 1994 et a refondé le groupe avec des musiciens locaux, avant de retourner en Serbie dans les années 2000 sans perdre de son efficacité démoniaque.

« Nova Iznenađenja Za Nova Pokolenja » (1991) / « I Think I See Myself On CC TV » (1994) / « Heavy Bass Blues » (1998)

Avec une courte apparition de Gaston Lagaffe

Darkwood Dub (Belgrade) est un des groupes indé le plus importants de Serbie. Sur son premier album le groupe s’autorise à tout explorer, dissonnances, pop et même reggae. Si les disques qui suivent sont au fur et à mesure de plus en plus électro, ils restent particulièrement étonnants.

« Paramparčad » (1994) / « U Nedogled » (1996) / « Darkwood Dub » (1997) / « Elektro Pionir » (1999)

Parmi les autres groupes de la scène serbe, difficile de passer à côté du groupe Pre-menstrual Syndrom (Belgrade), quatre meufs qui font de l’indus noise black metal dans le Belgrade des années 1990. Improbable. King Nothing est établit à Požarevac, le bastion de Slobodan Milošević jusqu’à ce que l’opposition y prenne le pouvoir en 2000. Le musicien derrière cette musique très no wave, pardon No Val, jouait auparavant dans Demencija Prekoks qui a sorti deux albums en 1992 et 1993. Johanbeen (Kragujevac) a sorti six albums dont il reste peu de traces, dommage car ça avait l’air bien.

Demencija Prekoks : « Demencija Prekoks » (1992)

Bosnie-Herzégovine

SCH (qui vient de Sarajevo et non de Marseille) a commencé dans les années 1980 par jouer du punk puis a évolué vers des espaces plus expérimentaux et abrasifs à partir de l’album au titre divinatoire « During Wartime » en 1989, avant de se tourner vers la musique électronique à partir des années 2000. Son album « The Gentle Art Of Firing » reste peut-être le plus saisissant. Difficile de ne pas entendre le sifflement des balles sur Sniper Alley et le bruit des bottes des miliciens serbes assiégeant la ville dans ce disque à la froideur indus enregistré en 1995 dans un Sarajevo en plein siège.

Si ça ce n’est pas de la noise.

Playlists (NB : la playlist Youtube est la plus fournie)