Le principe du funambule: l’interview de Hint

A l’occasion d’une tournée célébrant leurs 30 ans d’existence, Hint nous a accordé en préambule de leur concert au Trabendo à Paris plus qu’une interview, un moment privilégié. L’occasion de revenir sur une époque qui a pu permettre à leur énergie créative unique de trouver sa voie, de s’émanciper, et de perdurer jusqu’à nos jours à travers des sets d’une rare intensité. Et pour parler de ces trois décennies avec Arnaud Fournier et Hervé Thomas, l’âme bicéphale du groupe angevin, il a forcément fallu prendre un peu de recul.

Picture by Philippe Demange pour noise-moi.fr

Noise-moi: Avec le recul, si vous deviez choisir un de vos trois albums, ce serait « 100% White Puzzle », « Dys » ou « Wu-Wei » ?

Arnaud : Personnellement, c’est impossible de choisir. « 100% White Puzzle » est important dans le sens où c’est le premier, celui grâce auquel tout a démarré. J’ai aussi l’impression qu’il a constitué une surprise, pour le public comme pour nous. Il est peut-être plus jeune, moins maîtrisé, mais finalement, la base est là.

Hervé : Je dirais que c’est souvent le cas d’un premier album, mais c’est vrai que dans les échos récents, on entend souvent parler de « 100% ». Il a l’air d’avoir marqué les esprits, peut-être parce que ça n’avait jamais été trop entendu avant. Il faut dire qu’on ne savait pas trop ce qu’on faisait à l’époque. Il y a un côté naïf dans ce disque. Cela dit, les autres albums, je les aime bien quand même, comme « Dys » et son format moyen par exemple. En fait, c’est difficile de se détacher de l’histoire d’un album. Ça ne transparaît pas chez le public mais la façon dont s’est passé l’enregistrement compte beaucoup. « Dys » a été un peu compliqué à construire, la plupart des morceaux ne se sont pas révélés bons. Certains ont carrément été faits sur place, comme « Lady of Pain », ce qui explique pourquoi cet album a une valeur étrange. « Wu-Wei », c’était encore un truc différent, on a plus expérimenté.

A : On s’ouvrait sur d’autres genres musicaux.

H : Il est un peu plus mature. En résumé, le premier album on ne savait pas ce qu’on faisait. Sur le deuxième album on a essayé de refaire un disque aussi bien mais on n’y arrivait pas, du coup on a fait autre chose. Pour le troisième, on a essayé de mettre dans une moulinette les deux premiers, et l’un dans l’autre, il est bien aussi.

Avec le temps, est-ce que vous vous êtes sentis de plus en plus libres d’explorer ?

H : Notre credo était d’essayer de faire quelque chose qu’on n’avait jamais entendu. D’où la difficulté de créer parce que personne n’invente jamais rien. Alors on se glissait dans les failles, en se disant que ce qu’on avait trouvé avait le mérite d’exister. Et puis parfois on s’est forcé la main sur des trucs qui étaient un peu moyens.

Dans quel sens ?

A : Il y a un morceau sur « Wu-Wei » qui est moyen, enfin qu’on considère comme moyen

Lequel ?

A : On ne le dira pas mais ce qui est sûr c’est qu’on ne peut plus l’écouter. C’est un morceau électro-jazz un peu à la Toshinori Kondo avec DJ Krush, Saint Germain, etc. Il y a des choses qu’on a essayées qui étaient beaucoup plus probantes. « Mr Investigator », par exemple, je trouve que c’est un super beau morceau de post-rock. C’était la période des premiers Tortoise, Slint, etc. C’est aussi le fait de se laisser influencer par beaucoup de choses, et de le recracher à deux avec nos instruments, qui donnait quelque chose d’un petit peu différent.

H : L’idée était justement que ça ne respire pas les influences. Dès que ça sonnait comme quelque chose de connu, on laissait tomber. La difficulté était de laisser tomber six morceaux sur douze quand on arrivait en studio, comme sur « Dys » où on a été obligés de tirer un peu. Il a fallu aller dans ses retranchements. Si on avait fait nos Pink Floyd avec trois mois de studio, on aurait recreusé, on aurait fait d’autres trucs. Mais on assume tout, les trois disques entièrement. Ce qui a été fait a été fait, a été réfléchi, a été mûri. Un album c’est une aventure. Et comme on a une méthode de travail qui est un peu perso, voire un peu bizarre, des fois ça tombe du bon côté et des fois non.

Picture by Andy Meth pour noise-moi.fr

Avec le recul, la production artisanale des années 90 était-elle plus adaptée à Hint et à son approche expérimentale ?

A : On est encore là aujourd’hui avec notre son parce qu’il n’a pas bougé, mais oui c’était une période qui nous était propice. On était un peu franc-tireurs et on avait la chance avec ce gros son de guitare et ce truc expérimental de faire le lien entre la scène rock noise de Condense, Portobello Bones, Drive Blind, Prohibition, et la scène plus expérimentale de Bästard, Ulan Bator, Sister Iodine. On jouait autant dans les deux scènes. Et on aimait autant jouer avec Portobello Bones, qu’un Bästard qui était pour nous des vrais maîtres de la recherche musicale non réfléchie. Cette scène-là, avec Deity Guns, Bästard, a été hyper déterminante, même pour notre rencontre.

H : On a aussi eu la chance d’être complémentaires. Moi j’étais branché samplers. J’ai retrouvé des courriers que j’ai écrits à Alain Monod des Young Gods: « Cher Alain des Young Gods, peux-tu me dire quel sampler tu utilises ? » et compagnie. (A Arnaud) Toi, tu avais quand même une base « solfégique » que moi je n’avais pas, c’est une alchimie. Et si on veut aller au fond de ta question, actuellement, la distance pour Hint ça ne marche pas des masses. Il faut Arnaud et moi juste à côté et ça part direct : « trop bien », « trop nul ». On fonctionne avec cette proximité.

Vous vivez loin l’un de l’autre désormais ?

A : Oui, depuis vingt-cinq ans.

H : On s’envoie des trucs parfois, mais ça ne marche pas.

La question porte aussi sur les technologies qui ont évolué depuis les années quatre-vingt-dix, est-ce que vous étiez plus amenés à chercher, à creuser ?

A : Il n’y en avait pas beaucoup comme nous dans la scène à l’époque, avec toutes ces stacks de samplers, de séquenceurs. C’était un sacré bordel, sans parler de la vidéo projetée sur scène. Quand je t’ai rencontré, Hervé, tu venais d’acheter tes premiers samplers. Tu m’en parlais mais moi je ne connaissais pas encore. Tu étais un fan hardcore de Scorn, le batteur de Napalm Death, qui avait quitté le métal pour faire de la bass-music, le précurseur du dub.

H : Les jeunes, ils appellent ça maintenant du crossover. Moi, je ne connaissais pas spécialement Sonic Youth, enfin pas autant que toi.

A : Toi, tu étais grunge.

H : J’étais plus Mudhoney, Nirvana et compagnie, alors que toi tu étais plus Sonic Youth, Velvet , etc. On a chacun découvert des pans de culture un peu cachés, et ensuite on a fait des croisements.

Picture by Andy Meth pour noise-moi.fr

Trois albums et trente ans de concert, vous êtes un peu les Emile et Images de la noise. Avec le recul, quel serait d’après vous le secret de cette longévité scénique ?

A : Alors là, tu te trompes un petit peu dans le sens où la dernière tournée on l’a faite en 98-99, puis quelques concerts entre 2000 et 2005, puis on a arrêté. Après il y a eu le projet Ezekiel – Hint. Il ne devait y avoir que deux concerts, il y en a eu 25 sur deux ans. On s’est de nouveau arrêtés, et après on a refait des concerts à partir de fin 2013, mais vraiment quand l’occasion se présentait. Tous les albums ont été réédités par des labels, donc on a repris la route, mais c’est entre trois et cinq concerts par an. Et pas tous les ans.

Chose que peu, ou extrêmement peu de groupes, ont fait.

A : D’une certaine façon, ils arrêtaient sur les tournées. Mais nous, on nous appelait encore après, on regardait si on pouvait, et voilà. Cette année, c’est la première fois où on a rappelé notre tourneur historique des années 90, 3C, pour monter une vraie tournée. On a dit : « dix dates max », on est déjà à treize, donc… Voilà, on va stopper là, dans des bonnes conditions. Mais on n’est pas un groupe qui tourne. Il y a des gens qui disent « Ah, mais Hint existe encore… » : oui, mais on n’est pas un groupe présent.

Alors le secret de cette longévité, ce serait justement de ne pas avoir tourné en permanence tout le temps, et de reprendre régulièrement ?

A : D’après ce que disent les gens tous les soirs, notre son et tout ce concept étrange n’étaient pas à la mode mais n’ont jamais été démodés non plus.

H : J’ai mis un petit moment avant de l’assumer : quel groupe va rejouer le même truc pendant des années sans sortir aucun album, aucun nouveau morceau, et qui en plus est un groupe avec un backing-band qui est sur la D.A.T. ou sur l’ordinateur ? On a fait une sorte de transposition temporelle de ce qui était fait à l’époque. Mais la dernière fois qu’on a repris la route on s’est dit « Bon putain, ça marche quand même pas mal ». On était surpris.

A : Ça vient des univers créés par les samples et l’alchimie globale qui en découle. C’était tellement pas dans les codes à l’époque qu’aujourd’hui, ça ne l’est toujours pas.

Avec le recul, Hint, noise ou pas noise ?

A : Quand je parle de Hint à des gens qui ne connaissent pas, je dis, c’est un groupe de noise, expérimental, mais pas que. On n’est pas un groupe noise comme Sister Iodine peut l’être, ultra radical, de la pure noise de A à Z. On a toujours alterné entre noise et des phases d’accalmie, un peu cinématographiques.

H : Hint, c’est pile et face. Moi, je suis plus de la team ambiance, donc quand ça envoie, ça envoie, mais derrière il faut que ça retombe. Je ne pourrais pas faire 45 minutes de noise.

Avec le recul, comment Angers et sa scène locale ont contribué à l’existence de Hint ? Est-ce que Hint aurait pu naître ailleurs qu’en France ?

A : Très bonne question. Hint aurait pu naître à Lyon peut-être, mais la scène locale d’Angers a été très importante. Elle était tellement foisonnante dans le sillage des Thugs. Hervé jouait dans les Shaking Dolls, déjà chez Black & Noir. Moi je jouais dans Bepi Faliero. On faisait la première partie des Thugs, on répétait dans un local qui n’existe plus et qui s’appelait La Cerclère (1). C’est là qu’on s’est croisés. On ne se connaissait absolument pas. Hervé m’a vu sortir une trompette. Il m’a dit « tu sais jouer du sax ? » Bim bam boum terminé, c’est né comme ça. Il y avait une scène vraiment énorme à Angers, qui tournait, qui sortait des disques. On avait le label Black & Noir, on avait Radical Productions. Il y avait une vraie dynamique dont on a bénéficié. Je suis un peu plus jeune, j’ai deux ans de moins que toi Hervé, mais j’allais déjà voir tous ces groupes-là en concert. Un de mes premiers concerts majeurs où j’en ai pris plein la gueule, c’était Shaking Dolls avec Mega City Four : « Quand je serai grand, je veux faire ça ! ». Et il y avait cette culture à Angers : on n’est pas là pour rigoler, ça envoie. Et puis Les Thugs, ça nous a tous marqués.

H : Il y avait un écosystème : un magasin de disques, un label, il y avait les tracteurs devant, les Thugs qui faisaient rêver. C’était la messe, quand on était devant eux. Ils vont tourner aux US ? Hé ben, moi aussi, je veux faire ça. Et puis des tarés comme Eric Sourice qui sont capables de dire « Les gars, votre K7 démo, moi je vous la sors », il faut quand même avoir des… Il en faut des mecs comme ça.

A : On n’a jamais rien démarché, on était vraiment des branleurs. Par exemple, on a créé « 100% White Puzzle » parce qu’on devait faire l’inauguration du Chabada. Et c’est en sortant de scène qu’Eric Sourice et Martinez (Stéphane Martin, NDLR), qui est maintenant le programmateur du Chabada, nous ont dit : « On fait votre premier album ». A côté de ça, Hervé connaissait Christophe Bosq qui manageait les Shaking Dolls à l’époque, c’est lui qui a monté 3C production, une grosse boîte de prod. Et donc voilà, tout ça est né à Angers, dans les locaux de répète. C’est une histoire de trente ans.

Avec le recul, quels étaient vos idéaux de deux jeunes musiciens de 94 ? Et ceux de 2024 ?

H : Alors, ça, c’est difficile à dire. Je ne suis pas certain qu’on savait ce qu’on faisait. On avait une cassette démo, des mecs nous poussaient au cul en disant on veut faire un album, et let’s go, let’s go, let’s go. Il y avait le fax, on envoyait la démo, ensuite on téléphonait « allô, t’as reçu la démo ? »…

A : Le fax, c’était dingue ! Ça nous a permis dès la première année de tourner dans des squats en Italie, en Allemagne, en Suisse, en Belgique. C’était juste de l’envoi de K7 et des courriers manuscrits, et on recevait un plan de route illisible. On peut jouer à Milan ? On y va. C’était un peu galère, mais ça se faisait. Perso, j’étais en fac de droit, j’étais juste dans la kiffance de faire des concerts, mais sans prendre la mesure de tout ce que ça générait. Je dirais qu’aujourd’hui, avec le recul, j’étais vraiment un branleur : je ne bossais pas, je ne me levais jamais avant midi, j’avais juste envie de faire des concerts, des répètes, aller boire des canons et claquer tout le peu de thunes que j’avais en CD et disques ! Aujourd’hui, je vis de la musique. Pas grâce à Hint, mais si je n’avais pas eu Hint, je n’aurais jamais eu l’accès à la professionnalisation. Ça fait trente ans que je suis musicien et je le dois à Hint, clairement.

H : A l’époque, c’était « Tant qu’on gagne, on joue ». On partait jouer, on faisait notre truc, à peine on rentrait à la maison, ça rappelait derrière et on repartait à Lyon, en Belgique, en Espagne. On était tout le temps partis.

A: On finissait une tournée, on sortait l’album deux semaines après, et deux semaines encore après on partait sur la nouvelle tournée. C’était quand même un petit peu chelou : il y avait zéro stratégie, zéro promo. C’était vraiment « Vas-y, joue » !

H : C’était une autre époque, mais c’était le lot de tous les groupes.

A : Oui, à cette époque on vendait plus de disques sur les tables de merch, les gens achetaient des disques. On avait Black et Noir, et après Pandemonium, qui sortaient nos disques et ensuite on les distribuait.

H : Et puis pour remettre dans le contexte, on était le premier groupe avec de la vidéo. Maintenant, toutes les salles en ont un, mais à l’époque non, aucune (le nôtre il manquait de se péter la gueule). Peut-être que les gens venaient aussi voir cette nouveauté-là … C’est difficile d’avoir du recul sur une époque qui remonte aussi loin. On était jeune et con, et on ne l’est plus.

Picture by Andy Meth pour noise-moi.fr

Avec le recul, quelles planètes doivent s’aligner pour que vous sortiez un nouvel album ensemble ?

H : Nous enfermer, ne serait-ce que déjà quinze jours ensemble et je peux dire qu’il va sortir quelque chose. Ah oui, c’est garanti.

A : Mais est-ce qu’on arrivera à faire ça ? Il faut qu’on nous enferme de force.

H : Il faut fermer les rideaux, il faut tout fermer, les portables, les réseaux sociaux, tout le bordel, tu laisses personne frapper à la porte, et puis voilà. Après, comme les albums de l’époque, au bout de quinze jours, il n’y aura peut-être rien du tout. Peut-être un morceau.

A : Cela dit, dès qu’on improvise, aux balances, ça sort quand même assez vite.

H : Et puis on s’est enrichis, on a écouté plein d’autres trucs, notre oreille s’est aiguisée.

A : On joue beaucoup mieux qu’à l’époque. On a une expérience maintenant.

Avec le recul, les tournées, c’est mieux à vingt piges ou à cinquante ?

A : Alors pour la teuf, c’est vraiment mieux à vingt. Trente, c’est cool aussi. Quarante, ça marche encore. Quand t’as passé cinquante, c’est un peu plus hard sur l’after. Donc on se concentre sur l’apéro.

H : Le principe, c’est le funambulisme. Le but du jeu, c’est d’atteindre l’autre côté de la montagne, mais tu ne sais pas si tu vas y arriver, et quand on reste tous les deux sur le fil et que personne ne tombe, c’est toujours aussi bon. C’est pas à tous les coups, mais souvent c’est pas mal. Par contre les gens viennent aujourd’hui en connaissance de cause, il faut être à la hauteur des attentes, donc on se met une mini-pression qui n’existait pas à l’époque.

Avec le recul, des regrets ?

A : J’en ai eu pendant la décennie des années 2000, où je me suis dit: « on n’est pas allés au bout de ce qu’on devait faire ». Aujourd’hui, je n’en ai plus. Maintenant j’hallucine qu’on fasse cette tournée des trente ans, qu’il y ait du monde dans les salles alors qu’on n’a aucune actu. Tous les soirs, des gens qui nous disent : ce morceau est important pour moi, cet album est important pour moi, ça c’est un album de chevet, j’écoute toujours. Et je me dis « Là, c’est cool ». On est vraiment un truc de niche donc on a marqué très très peu de personnes. Mais c’est ultra-gratifiant de constater qu’on en ait marqué certaines à vie. Et il y a des gens qui nous découvrent, et c’est forcément des plus jeunes. Parfois on vient nous voir pour nous dire « Je n’étais pas là pour vous, et premier morceau, la claque ! ». Ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu ça. Ça me ramène 30 ans en arrière. C’est assez bizarre parce que l’émotion est intacte, l’élan initial aussi. Ça marche encore trente ans après, donc ça veut dire que c’est un peu universel. A plus de cinquante balais, c’est une chance de vivre ces moments-là, c’est incroyable. Incroyable.

(1) https://lechabada.com/actualite/les-anecdotes-de-la-cerclere/