« A l’instinct, à l’aveugle. », conversation avec Sasha Andrès, cofondatrice et chanteuse d’Héliogabale (2/2)

La suite de l’interview de Sasha Andrès (première partie par ici)

Discographie sélective d’Heliogabale (photo Florent)

Avec cet album, « The Full Mind is Alone The Clear », vous avez beaucoup tourné, notamment hors de France. C’est le moment où le champ de vos possibles s’est ouvert ?

Cet album, enregistré et mixé en à peine une semaine, a ouvert à un peu plus de presse, des fanzines, quelques magazines mais jamais de télé ni rien dans le genre[3] . De toute façon, on n’en avait pas l’envie. On n’a jamais cherché la reconnaissance ni la gloire, et on n’était clairement pas doués pour les mondanités… On a fait ce qu’on aimait et c’était ça la récompense.

Qu’avez-vous constaté en termes de différences de fonctionnement, de dynamisme entre le circuit français et les autres pays à cette époque ?

Bien sûr chaque pays a sa façon de faire, c’est plus ou moins bordélique… mais c’est bordélique quoi qu’il arrive dans ce genre de circuits. C’est de la débrouille, des cachets et l’hébergement à l’arrache, mais beaucoup de personnes super impliquées, passionnées, et ça c’était un peu partout (sauf peut-être au Royaume-Uni où c’était globalement humainement assez froid, même dans l’orga).

C’était chouette aussi, les fois où on a fait des petites tournées avec les potes d’autres groupes, comme Purr en Italie, les Fisherman, et aussi de retrouver le réseau lyonnais qu’on aimait beaucoup (Bästard, Condense…)

Tu es l’une des rares femmes du circuit rock indé français des 90s, figure de proue qui plus est. Était-ce un atout, ou élément d’adversité ? As-tu eu droit à ton lot de « petites phrases » inappropriées, ou la scène NF90 était-elle un peu moins attardée que le reste de la société française ?

Le fait d’être une fille, très franchement, je n’y pensais même pas. Je jouais et me comportais comme les trois autres. On portait les amplis, conduisait, on faisait tout pareil. Et dans ce circuit, il y avait quand même pas mal de filles, dans l’orga ou dans le public, et à la fin des concerts, c’est plutôt toujours elles qui venaient me parler. Je ne me suis jamais sentie envisagée de façon « genrée », juste un des membres d’un groupe…

Oui tu as raison, cette scène NF90 était sans aucun doute très en avance sur pas mal de sujets.

Après « Mobile Home », Héliogabale se fait plus rare, les nouveaux albums s’espacent considérablement.

Oui, on a enregistré « Mobile Home » avec Al Sutton[4] un mois avant que je n’accouche de mon premier fils, Louri. On avait composé des tas de morceaux et au dernier moment on s’est dit non, c’est pas ça, on n’a pas envie de ça. Et Philippe a bossé sur d’autres sons avec son clavier (en plus de ses guitares) et on est repartis à zéro sur une voie complètement différente. J’aime beaucoup cet album, c’était à nouveau un truc qui n’avait rien à voir avec ce qu’on avait fait avant, et ceux qui nous suivaient n’ont d’ailleurs pas adhéré à cet album, mais c’est un de ceux que je réécoute le plus facilement.

Après, j’ai quitté Paris avec le père de Louri, Olivier (aka Paul Meursault, qui a fait les photos de « The Full Mind » et « Diving Rooms », et aussi des photos de groupe, dans la DS, etc.). On est partis au Sud-Ouest de Toulouse vivre en pleine campagne. Effectivement, ça a tout changé dans notre fonctionnement de groupe. On se voyait seulement de temps en temps, on pensait d’ailleurs qu’Helio c’était fini.

Ceci dit, on s’était dit ça dès le début, on n’avait absolument pas de vision à long terme, aucune ambition de durer dans le temps. Seulement la joie de se retrouver, et comme dès qu’on se retrouvait on avait envie de jouer, ben on y allait ! Mais à chaque album on se disait : « C’est le dernier ! » …

On a quand même encore enregistré « Diving Rooms » et « Blood » selon le même mode opératoire.

Aujourd’hui, on ne répète plus. Un jour Philippe nous a dit : « Il reste un peu de thunes sur le compte du groupe, juste assez pour enregistrer une dernière salve avant de baisser le rideau, ça vous dit ? » … On a tous dit : « Go ! ».

Entretemps, Vivian avait arrêté le groupe, juste après l’enregistrement de « Blood » et Brice Pirotais avait repris la basse. On a enregistré « Ecce Homo » à Paris avec JC Versari et quand le disque est sorti, on a fait UN concert.

Ça, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de groupes qui l’aient fait !

Dans la DS (d’après une photo de Paul Meursault)

Et Héliogabale ne fût plus.

Philippe continue de jouer avec plusieurs line-ups[5], avec des musiciens amis comme Niko Wenner d’Oxbow, Raul Colosimo (qui avait fait le sax sur un album d’Heliogabale). Vivian s’est tourné sur des sons plus électro, Brice compose aussi encore, de son côté et Marcel plus trop pour le moment, mais c’est toujours un batteur de l’au-delà.

Moi, j’ai fait des feat avec Nico de NLF3 (un duo où on s’envoie des pistes « one shot » qui s’appelle Specio), avec Kai Reznik aussi. Et je joue depuis 2015 dans A Shape[6], on a sorti deux albums (« Inlands » et « Iron Pourpre »). Et d’ailleurs Philippe et Quentin nous ont rejoints sur l’enregistrement du dernier !

L’anglais la plupart du temps, l’allemand – « Kein Anfang » sur Yolk, « Meine Natur » sur To Pee, « Encore » sur Ecce Homo, le français – « Les Chiens », sur Diving Rooms et surtout Ecce Homo de tout son long. Les langues sont des pinceaux différents pour toi ?

Les différentes langues, c’est des liens à ma famille. Une partie est partie et vit aux US, l’allemand c’est pour ma grand-mère (j’ai un grand-père italien mais je n’ai jamais utilisé sa langue pour chanter, ni vraiment le russe qui fait aussi partie de mes racines de l’autre côté). C’est d’autres sons, d’autres façons de dire, de rentrer dans le son, oui, ça m’intéresse de changer de langue.

Du haut d’Héliogabale, trois décennies nous contemplent. Avec ce recul, qu’est-ce que les nineties avaient de spécifiques, selon toi, et que le tournant du millénaire a enseveli ?

Oui, c’est dingue, 3 décennies ! Les nineties portaient en elles quelque chose de rugueux, un truc encore intact, pas trop de posture. On avait été fouettés par des sons carrément dingues, comme si le larsen était devenu une façon d’être au monde, une dissonance, mais pas un truc convenu… Un truc loose aussi, qui était venu du mouvement grunge, passé par certains interstices.

Il n’y avait pas encore vraiment de rapport au Net, aux images, aux traces. On s’en foutait de laisser des traces. Ce qu’on voulait tous, c’était jouer devant des sales gosses déchaînés, pas devant des portables en train de filmer le concert…

Ce qu’on voulait tous, c’était jouer devant des sales gosses déchaînés

Ça, j’ai l’impression que c’est un peu resté scotché à ces années.

Mais je ne suis pas passéiste du tout. Je crois que les gamins d’aujourd’hui peuvent inventer des trucs géniaux. Il faut juste qu’ils se libèrent encore un peu du regard, des règles, du poids de tout, et qu’ils plongent dans le son à leur façon. D’ailleurs, c’est ce qui est en train de se passer…

La Grande Histoire est faite de petites histoires. Héliogabale a ses moments sortis de nulle part ?

Il y a des points d’articulation du groupe comme par exemple le départ de Vivian et la reprise de la basse par Brice, qui a appris 15 morceaux en 15 jours pour la tournée de l’album « Blood ». C’était chaud mais Brice s’en est sorti haut la main et a enregistré ensuite « Ecce Homo » avec nous.

Ou la fois où on jouait au Pays Basque et où Vivian s’était pris un mur pleine face une nuit, en voulant aller se coucher. Il avait fait une chute impressionnante dans les escaliers ensuite, s’était complètement ouvert la bouche et s’était fait recoudre à l’hôpital la nuit. Et le lendemain, il avait repris les concerts, recouvert d’hématomes et les lèvres pleines de sutures au fil vert fluo (et buvant ses bières à la paille), et ça avait l’air de faire flipper les gens…

Ou des trucs plutôt drôles comme par exemple, là, ce qui me vient à l’esprit, c’est Bologne… On va jouer dans un endroit blindé de monde, on ouvre le set, « The Glittering Fish », avec un son ultra puissant, et les mecs du lieu nous coupent l’électricité avant la fin du premier morceau ! On jouait trop fort pour eux, et apparemment ils n’avaient pas été informés par ceux qui avaient organisé le concert. Ça a failli tourner au pugilat dans la salle, on a dû tout arrêter et quitter les lieux ! L’hallu !

Ou des tas d’anecdotes, comme lors de dates au Pays Basque espagnol, on avait dormi une nuit dans une cave inondée et une autre fois dans une espèce de guitoune borgne qui servait de cache pour les indépendantistes (par ailleurs, on avait vachement aimé le groupe avec lequel on partageait la scène, Gutariko Bat[7]). Mais ça, au fond, c’était le quotidien des groupes qui tournaient dans ce genre de réseaux, les nuits dans les squats, les rats, dormir par terre dans des ruines sans toit en janvier. Enfin… roots !

Ou encore, comment on a failli ne jamais pouvoir enregistrer « The Full Mind » parce que un steward dans l’avion qui nous emmenait à Chicago avait eu un crush pour Marcel. Il lui avait filé des dizaines de mignonnettes d’alcool, et bien sûr on en avait tous bu, mais surtout lui (c’était à lui que c’était offert) En arrivant à l’aéroport, les douanes lui ont demandé de souffler, et la menace, c’était de ne pas le laisser entrer sur le sol américain (donc de le renvoyer direct !) ou cellule de dégrisement dans l’aéroport… Après de longues négociations, c’est ce qui s’est passé. Mais pendant ce temps, l’assistant d’Albini nous attendait dans son pick-up dehors, et ça a été un peu délicat à lui expliquer…

Y a-t-il au fond d’une boîte secrète quelques vieux titres d’Héliogabale enregistrés en studio mais restés inédits ?

Oui des enregistrements de morceaux restés dans l’ombre, il y en a eu. C’est Philippe qui pourrait trouver ça… c’est un peu le seul qui porte une mémoire et un peu d’organisation dans ce que le groupe a produit. D’ailleurs, il me semble qu’il avait mis en ligne plein de trucs inédits… faut chercher ! (ça c’est un truc qu’on savait mieux faire avant. On partait enquêter pour trouver des raretés, rien n’était prémâché)

Voilà ce que je peux te dire sur Helio et ces années.

Ces questions m’ont drivée vers un passé qui me semble en vrai tellement proche …

Merci pour vous pencher sur des groupes dont on a si peu parlé au final, c’est un boulot de mineur et j’adore ça (petite fille de mineur oblige)

C’est presque impossible de dire stop au son quand c’est vraiment ta sève, et je crois qu’on est beaucoup à continuer autrement après avoir fait partie d’un groupe actif pendant longtemps, aimer jouer, c’est pas un truc qui disparaît comme ça… alors chacun trouve ses brèches, joue, libre de toute injonction commerciale, et c’est beau comme ça.

Sasha

Heliogabale live @ La Souris Verte, Épinal, 18 mars 2016 (Photo Nico Billion)

[3] Si ce n’est un reportage légèrement WTF sur MCM en 1994.

[4] Producteur du Michigan, notamment d’albums de Don Caballero

[5] https://philippethiphaine.bandcamp.com

[6] https://ashape.bandcamp.com

[7] En savoir plus sur Gutariko Bat au fil de notre dossier « Hispanoise »