« Écouter de la musique fort et sauter en l’air » – l’interview d’Eric Sourice, des Thugs (1/2)

Si chez noise-moi nous avons voulu rencontrer Eric Sourice c’est parce que l’on pense qu’il est l’un des mieux placés pour parler de cette période si chère à nos oreilles et nous aider à dresser un portrait le plus fidèle et le plus complet de la noise des années 90 en France. D’une part parce que noise-moi a des motivations très proches de celle de son label Nineteen Something dont l’une des principales activités est la réédition d’albums essentiels des années 80-90. D’autre part parce son groupe d’alors, Les Thugs, est une des formations majeures des années 1980 puis 1990 qui a traversé ces décennies en bourlinguant partout en France et aussi en Angleterre, aux USA (notons qu’Eric a également officié entre 2017 et 2021 dans l’excellent groupe Lane). Et puis nous voulions également recueillir le témoignage d’Eric parce que son nom est revenu régulièrement au fil de notre travail documentaire, réalisant à quel point son rôle a été déterminant dans l’émergence de bon nombre de groupes 90s en tant que modèle et par l’intermédiaire de son label de l’époque Black&Noir.

Noise-moi : Bonjour Eric !

Eric Sourice : Bonjour ! Une réflexion : on est tous éparpillés aux quatre coins de la France et on est en train de discuter en visio, de même lorsqu’on a commencé à balancer du son sur les différentes plates-formes avec Nineteen Something, je me suis rendu compte qu’il y avait des gens qui écoutaient cette musique à Singapour, en Amérique du Sud. Si l’on compare aux années 80 et 90 la différence est vertigineuse. Par contre, la façon d’aborder les choses, elle, n’est pas si différente, on y met la même énergie, la même passion.

Est-ce que cet outil incroyable qui permet de toucher des fans à l’autre bout de la planète est un moteur pour toi, un moyen de finir le travail de production commencé dans les 90s avec ton label Black&Noir ?

On se refait pas, dès la fin des années 70 on faisait ce qu’on appelait des journaux de contre-information dans lequel on parlait politique mais également de ce qu’on écoutait avec la volonté de crier haut et fort que ces groupes tuaient grave, qu’il fallait acheter leurs disques, les voir en concert. A plus de 60 ans maintenant, c’est un truc qui ne m’a jamais quitté. Je n’ai pas l’impression de faire quelque chose de différent avec Nineteen Something.

Sur le manifeste de Nineteen Something tu parles des « gamins qui voudraient avoir une idée de la scène française à guitares des années 80 et 90 », justement est-ce tu as l’impression que des « millenials » s’intéressent aux productions de Nineteen Something ?

C’est très dur à dire avec la distance que met internet mais il est clair que le cœur de cible du label c’est les quadra, quinqua et sexagénaires ! Et même avec Twenty Something, notre label dédié aux groupes actuels, on travaille avec les Foggy Bottom, les Soucoupes Violentes qui sont des quinquas. On n’a, pour l’instant, pas de propositions de groupes de gamins.

Est-ce que tu vois des héritiers de la scène française des années 90 en ce moment ?

On a vu apparaître des groupes comme Lysistrata, Johnny Mafia, j’ai l’impression qu’il y a une survivance des groupes à guitare. Lysistrata par exemple, je sais qu’ils découvrent encore maintenant des groupes de la scène des 90s. Tout comme nous qui nous inspirions de la scène de l’époque, du punk 77 mais aussi ce qu’il y avait avant, notamment les groupes garage des 60’s. C’est une histoire éternelle, obligatoirement.

En interne nous ne sommes pas d’accord entre nous sur l’utilisation du terme noise, on aimerait donc avoir ton avis là-dessus.

C’est super difficile de répondre. Prenons le punk en 77, c’était quoi le punk en 77 ? Qui était punk ? Bon OK il y avait les Sex Pistols, ça c’est facile. Mais Police était également considéré comme punk, les Boomtown Rats étaient punk. Pareil pour le grunge, les Thugs ont été catalogués grunge à cause de notre signature chez Sub Pop. Le grunge initialement ce sont des groupes inspirés par des groupes 70’s et des choses assez lourdes et pourtant entre les Mudhoney et Tad il y a un monde. C’est embêtant les étiquettes. Pour donner un exemple, il n’y a pas si longtemps j’ai cherché sur internet comment qualifier la musique électro que j’appréciais. Résultat j’ai trouvé 250 styles différents, c’est impossible ! Une autre anecdote me vient à l’esprit, lorsqu’on a ouvert le magasin Black & Noir dans les années 80 il y avait 2 bacs : rock et new wave. A la fin des années 90 il devait y en avoir 50 ! Et il y avait toujours un mec qui entrait dans le magasin en demandant « vous avez pas du doom ? »… je n’y comprenais rien, je suis archi nul en style ! Moi je simplifie le problème, je parle de groupe à guitare donc désolé je ne vais pas pouvoir vous aider ! Cela-dit quand vous parlez de la noise des années 90, on se comprend quand-même, je vois de quoi vous voulez parler. Et c’est le plus important ! Mais il y aura toujours à la marge des groupes sur lesquels vous ne serez pas d’accord c’est inévitable!

Et les Thugs dans les années 90, noise ou pas noise ?

On était trop pop pour la noise et pour tout dire, quelles que soient les époques on a toujours été un peu à côté ! Quand on a débuté dans les années 80, il y avait d’un côté le mouvement alternatif avec les Ludwig Von 88, Parabellum et de l’autre les groupes qui chantaient en anglais du label Closer (Label indé majeur des années 80) notamment, influencés par le garage, le rock 60’s. Les Thugs n’étaient ni l’un ni l’autre ou plutôt on a été à la fois un peu de tout ça puis noise, grunge et à la fois rien du tout. Du mouvement alternatif on a gardé un côté un peu politique et on a des influences rock’n’roll / garage comme les Dogs et les Nomads. Et puis un peu plus tard, il y a eu cette volonté d’avoir sur scène quelque chose qui fait du bruit, quelque chose d’agressif, puissant mais qui garde des mélodies qui se retrouvaient dans pas mal de groupes grunge. On était peut-être un peu inclassables mais à chaque fois les scènes nous reconnaissaient, on jouaient avec les alternatifs (les Ludwig, les Béruriers Noirs) ce qui n’était pas le cas de tous les groupes de rock’n roll et puis après on a joué avec les groupes grunge.

Mais pour en revenir à la noise, oui, on est quand même un peu noisy… mais on n’était pas un groupe de noise, ça c’est sûr ! Je me rappelle d’une date avec les Deity Guns où ils avaient passé de la musique super chelou pendant que l’on mangeait avant le concert. Au bout d’un moment, on leur demande ce que c’est… ils avaient enregistré deux albums l’un sur l’autre sur la même K7, les morceaux passaient en même temps et les Deity étaient à fond ! Pour nous c’étaient un autre monde, ils étaient barrés, on adorait mais nous on était bien plus pop ! Et pourtant on jouait ensemble et je crois que le public appréciait.

A la base on est des passionnés de musique, on achetait des disques, on faisait des émissions de radio, on faisait des fanzines mais aucun de nous n’a jamais appris à faire de la musique. Moi par exemple j’ai fait six mois de solfège à 6 ans et puis ensuite j’ai dit à mes parents « ça me gave » ! On est des enfants de 77, quand on a monté le groupe c’était : « vous ne savez pas jouer, c’est pas grave, vous montez sur scène ». Par contre, comme disait mon frangin Christophe, le batteur, « On se nourrit de tout et on va le faire mieux ! ». Ce n’était pas qu’on se sentait meilleurs que les autres mais on voulait vraiment faire notre truc, y mettre tout ce qu’on avait en nous, de révolte, d’envies musicales, d’idées sur le son. C’est sûr lorsqu’on écoute « Radical Hystery » et le dernier album il y a une évolution mais ça reste tout de même le même groupe, trois accords, une mélodie de voix, des chœurs et le tout à bloc (même si on s’était un peu calmé sur la fin). Mais les différentes modes, elles nous sont passées au-dessus de la tête, on n’en avait rien à foutre.

– Suite de l’interview dans la 2ème partie